Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Outremonde
Archives
Publicité
23 avril 2022

Fars et satrapes 16 / Mashhad

Bienvenue dans la ville des morts !

 

Week-end à Mashhad, un seul billet pour trois jours ; si vous le finissez, vous aurez sans doute envie de venir visiter la ville des morts est ses alentours.

 

Nous entamons la troisième semaine de Ramadan et le week-end que nous avons choisi pour aller faire un saut à Mashhad est aussi celui des célébrations du martyre de l’Imam Ali.

Déjà que la ville de Mashhad, deuxième du pays en population, est considérée comme la première dans le palmarès des villes tristes selon les Iraniens rencontrés, on se dit qu’on aurait sans doute dû choisir un autre moment et que tous les sites non religieux que nous voulons visiter risquent d’être fermés. Car en Iran, qui dit fête religieuse dit jour férié et magasins fermés.

C’est à ce type de réflexion qu’on voit que nous sommes encore débutants en iranologie…

 

Dès le départ à l’aéroport, nous sommes surpris de voir les cafés et restos ouverts et quelques voyageurs se taper la cloche à l’omelette à la tomate. D’autres boivent un thé. Une femme tient sa bouteille d’eau à la main, juste sous l’un des tissus noirs ornés de lettres jaunes et rouges sur lequel resplendit un Ya Ali (Ô Ali) qui habillent tous les piliers de la salle d’embarquement. 

Dans notre logiciel « Ramadan en pays arabe », rôdé des années durant par nos périples et morceaux de vie, de-ci de-là au Proche et Moyen-Orient, le bug s’installe. Nous avions envisagé de nous cacher aux toilettes pour boire dans notre bouteille d’eau en plastique, ou d’attendre d’être arrivés à l’hôtel à Mashhad dans la chambre, afin de ne pas être les occidentaux qui manquent de respect aux locaux. 

Nos bons sentiments continuent encore de dégouliner que l’hôtesse de l’avion distribue de l’eau à tous les passagers. Ils se dissolvent totalement lorsque nous constatons que la salle du petit-déjeuner de l’hôtel où nous sommes arrivés est pleine à craquer à 10 heures du matin.

Nous sommes à Mashhad, où les silhouettes noires des tchadors invisibilisent les femmes à compter de leur puberté, parfois avant. C’est ramadan et le moment particulier de célébration du martyre d’Ali. Mashhad accueille plus de 20 millions de touristes par an, presque tous venus en pèlerinage au Mausolée de l’Imam Reza, et ils sont là, à s’empiffrer de concombres, tomates, olives et autres desserts sucrés un matin de Ramadan. Alors certes, ils peuvent invoquer la dérogation accordée aux voyageurs qui jeuneront après leur voyage. On dit qu'un long voyage (certains Iraniens nous on dit que 15 km suffisaient...) dispense de jeûner et que les jours non jeunés seront effectués après le voyage. Mais le feront-ils vraiment? Et quid de l'esprit du ramadan, souvent si strict dans les pays sunnites?

Du coup, on fait de même et nos états d’âmes s’évanouissent au fur et à mesure que nos estomacs se remplissent. C’est quand même plus sympa d’être rassasiés quand on veut se fondre dans les coutumes locales.

 

Car il s’agit sans doute de cela : la lutte entre la coutume et le spirituel, ou plutôt le primat des conventions sociales sur le religieux. Ici, comme ailleurs, ce que nous prenons pour des signes d’une religiosité, que nous ne voulons pas troubler, est plus probablement la traduction visuelle de conventions sociales. Certes, le religieux est constitutif de ces conventions, mais il s’inscrit plutôt en fond de tableau avec le temps.

Nous en avons la preuve le lendemain, lorsque nous déjeunons dans le restaurant ouvert du jardin de Ferdowsi et que parmi les clients attablés, donc qui ne jeûnent pas, se trouvent des femmes en tchador noir, tout ce qu’il y a de plus réglo dans la catégorie des tchadors noirs de Mashhad. Si on les avait croisée précédemment au Mausolée de l’Imam Reza, nous les aurions automatiquement cataloguées dans la case des suppôts du régime des Mollahs. Que neni, ça s’enfile du koubideh au mètre et du coca au litre. Le jeûne sera sans doute dans une autre vie et il n’est pas du tout dit qu’elles aient voté Raissi aux dernières élections.

 

Avant de partir, nous avions questionné des amis iraniens : combien d’Iraniens suivent le jeûne? La réponse, non scientifique, tourne au mieux à 10 %. Est-ce que Khomeini, qui jeûne définitivement depuis le 3 juin 1989, se rend compte qu’il a créé un régime révolutionnaire islamique, mais que près de 9 Iraniens sur 10 ne sont ni révolutionnaires, ni islamiques? 

Vous me direz, nous avons une république en France et de moins en moins de républicains. Mais nous ne sommes pas encore à 10%, donc nous sommes légitimes à nous poser la question de la farce iranienne : sont-ils tous en décalage complet avec leur gouvernement, leurs institutions et même leurs valeurs spirituelles?

Fort d’une longue étude de terrain de 8 mois, sans aucun moyen scientifique engagé, je dirais sans hésiter : oui, oui, non.

Les Iraniens sont très massivement opposés à leur gouvernement, qu’ils jugent inefficace, corrompu et non représentatif. Le Président de la république (qui est de Mashhad) a ainsi été élu avec environ 17 millions de voix, selon des chiffres officiels, qui peuvent largement se discuter. Tous les votants mis bout à bout (les vrais convaincus, les obligés car surveillés par leur hiérarchie, les convaincus par les enveloppes, les absents dont les votes ont quand même été comptés dans les urnes, etc.), cela fait dans les 12 à 15 % de la population. Nous ne sommes pas si loin des 10% de ceux qui respectent le jeûne, même si les deux populations ne se recouvrent peut-être pas totalement. Donc oui, pour le décalage entre gouvernement et population.

Ils décrient fortement leurs institutions. Bon, comme l’Iran est un vrai régime autoritaire, on ne peut pas le dire dans la rue, sous peine d’aller direct en prison. Mais rien ne va pour eux : ni les élections, ni les désignations de responsables, ni le fait qu’il y a aussi un Etat dans l’Etat avec les Pasdarans. Une très grande partie des activités économiques sont nationalisées ou sous perfusion de l’Etat et la presque totalité des entreprises iraniennes sont considérées comme étant en situation de faillite. C’est vrai que Donald Trump les a bien aidées à se planter. Mais la structure même et le fonctionnement du pays n’y est pas pour rien non plus. Et ça, les Iraniens le voient bien. Donc oui pour le décalage entre institutions et population.

Mais non, ou à tout le moins un fort bémol, pour le décalage entre religion et population. Ici, le chiisme est un cri qui vient de l’intérieur et c’est peut-être ce qui explique que ce que nous voyons n’est pas le reflet de ce qui se passe. S’il est certain que nombre d’Iraniens n’ont que faire d’aller remplir les mosquées ou bien, nous venons de le voir, de purger leur corps dans le jeûne, cela ne signifie pas qu’ils ne se sentent pas chiites et qu’ils ne prient pas Dieu. Mais cela signifie très probablement qu’ils le font depuis chez eux, passent par l’intercession des Saints et que leur vie religieuse est largement dépossédée des rites que leur clergé leur demande pourtant de respecter. Une religion partiellement laïcisée en somme, devenue partie prenante de la vie quotidienne dans les habits (généralement sobres, même quand il y a peu de tchador), dans les paroles (Au revoir se dit : Que Dieu te protège), mais dépouillée des formes classiques que l’Islam promeut : les cinq piliers de l’Islam ne semblent pas revêtir la même importance ici que dans les pays arabes.

 

Alors finalement, notre séjour à Mashhad pourrait avoir été programmé au bon moment…

A Mashhad, on peut voir des mausolées et des tombeaux de célébrités chiites. En dehors de Mashhad, on peut voir des tombeaux de poètes ou d’artistes célèbres. La région toute entière est un vaste cimetière du Père Lachaise, version perse. Avec une différence fondamentale, c’est que les vivants aiment bien venir voir les morts. La ville des morts est donc une ville bien vivante.

 

C’est vrai à Nishapour, première ville où nous nous rendons à 50 km à l’Ouest de Mashhad et qui abrite les sépultures d’Omar Khayyam, Attar et du peintre Kamal-ol Molk.

Le premier est le poète du désespoir et du vin, célèbre dans le monde entier pour ses quatrains. Comme c’était aussi un mathématicien et astronome de renom, son tombeau a été recouvert d’une structure qui rassemble ses différents talents : une coupe renversée, ajourée de façon géométrique et recouverte de certains quatrains calligraphiés. 

Omar KhayyamSon tombeau au bout de l'allée arboréeStructure géométrique tordue

Les rosaces de pierre et de céramique

Le second a rédigé La conférence des oiseaux, vaste épopée mystique de trente oiseaux qui finissent par n’en former qu’un, la Simorgh, qui démontre que la voie de l’amour est en soi (encore un cri qui vient de l’intérieur ; je me demande si Lavilliers n’est pas persan…).

Attâr20220421_140645Le poète mystique et les fleurs

Le troisième artiste est le premier persan a avoir importé les techniques occidentales de peinture. Son tombeau, comme celui des autres s'enlumine du bleu turquoise, que les miniers extraient de la région.

Sépulture de Kamal-ol Molk

Sous les arches de Kamal-ol Molk, le tombeau d'Attâr

Toutes ces sépultures sont systématiquement placées au milieu de parcs qui alternent arbres et fleurs, bruissent des eaux qui les parcourent et respirent bon le farniente méditerranéen. Cette quiétude est un régal et elle n’est jamais triste.

 

C’est vrai à Tus, la patrie du monstre sacré de la littérature et de la langue persanes qu’est Ferdowsi, auteur du Livre des rois. Vu la place majeure qu’occupe l’intéressé dans le coeur des Iraniens, son tombeau se devait d’être à la hauteur. Il l’est puisqu’il reprend les codes architecturaux du Tombeau de Cyrus le grand à Pasargad érigé il y a plus de deux mille ans, et qu’il est bien entendu placé dans un jardin où arbres et fleurs se contemplent, bercés par le clapotis des jets d’eau dans les bassins. 

Sculpture du Livre des RoisLe Shahname illustré de miniatures

Mais comme c’est Ferdowsi, ce jardin est désormais précédé d’un autre jardin d’arrivée, plus grand encore, qui accueille en outre des statues des différents héros de cette épopée historico-mythique nationale qu’il a écrite en vers.

Baston entre héros du Shahname

 

Ferdowsi est clairement l’objet d’un culte en Iran et nous venons de visiter la tombe d’un demi-dieu… Il faut dire que Sandrine compte parmi ses dévotes.

La tombe de FerdowsiSandrine et, accessoirement, la tombe de FerdowsiLa sépultureBG le FerdowsiEncore des bassins

 

Et puis nous finissons par le saint des saints, le haram, le complexe de l’Imam Reza. L’Imam Reza est le huitième imam chiite et le seul qui soit enterré en Iran, à Mashhad, ville dont le nom signifie « lieu où est enterré un martyr ». Tout un programme qui a parlé aux Iraniens, surtout pendant la guerre Iran-Irak, lorsqu’ils étaient interdits de se rendre sur les deux autres lieux saints que sont Najaf et Kerbala en Irak. Mais bien avant cela, le complexe s'était déjà étoffé, chaque dynastie régnante en Iran y apportant sa touche, en ajoutant un bâtiment par-ci et un dôme majestueux par-là.

 IMG-20220421-WA0027

 

L’ensemble comprend aujourd'hui plusieurs mosquées, le sanctuaire lui-même, une dizaine de cours, une bibliothèque, deux musées, etc. En tout, près de 60 ha dédiés au culte de l’Imam Reza. Nous n’avions jamais visité un tel espace religieux, qui plus est lors d’une fête majeure, le martyre de l’Imam Ali. 

20220422_19105620220422_191246IMG-20220421-WA0024IMG-20220421-WA0025

On en sort un peu sonnés, par la dévotion des orants, par la profusion des décors, avec des murs dont les travaux de briques ou de céramique rivalisent de finesse, des plafonds époustouflants pour certains, déstabilisants pour d’autres. C’est donc le complexe religieux le plus vaste que nous ayons visité, mais sans doute aussi le plus beau, pour qui supporte l’opulence. Nous avons parfois fait 100 kilomètres dans nos pérégrinations pour aller découvrir une devanture de mosquée à moitié détruite par les siècles ; nous en observons des dizaines d’un seul coup, toutes plus ciselées les unes que les autres. Cela doit être ça la société de consommation de l’architecture religieuse…

 20220423_13534920220423_13384620220423_13344220220423_13343320220423_13112320220422_200046

Nous entrons dans le complexe à l’heure de la prière du soir qui suit l’iftar. Au bas mots deux ou trois dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées, qui dans les cours principales, qui dans les allées secondaires, mais aussi dans les dizaines de salles de prière des mosquées et même dans les grandes salles de sous-sol qui permettent de se protéger de la pluie. Des milliers de silhouettes noires féminines, de tous âges, sont rangées derrière des milliers de costumes gris ou blancs masculins. Un mollah au turban blanc et au manteau beige passe, portant fièrement une belle barbe poivre et sel. Un autre au turban noir, un Seyed donc un descendant du prophète, passe dans l’autre sens, le même air serein accroché en bandoulière de sa noblesse de robe.

20220422_19294820220422_192642

20220423_13460520220423_13421720220422_202336

Il y a donc une grande concentration de clercs au m2 pour cette soirée de gala de la martyrologie chiite. La foule, tout aussi impressionnante, est canalisée par des maîtres et maîtresses de cérémonie en tenue d’apparat et armés d’un plumeau vert ou bleu, en guise de matraque douce pour guider ou contraindre les fidèles. Le ballet est remarquablement organisé et on devine les discussions : « Non, ne t’assoies pas ici, tu vas bloquer le passage! Bon d’accord, assieds-toi où tu veux, je voie bien que mon plumeau ne t’effraie pas vraiment… ». Le tournis nous prend et vient s’ajouter à la chaleur étouffante que Sandrine ressent, sous sa triple couche de vêtements : pour la première fois, elle s’est couverte d’un tchador noir. Outre qu’il ne cesse de glisser, il est en synthétique et reproduit remarquablement l’effet K-way que nous avons connu enfants. Bien que la température soit assez douce en ce soir d’avril, au bout de deux heures de sauna portatif pour Sandrine, nous décidons de nous arracher au recueillement festif du haram et rentrons à l’hôtel. 

20220422_19183520220422_20073420220422_20003120220422_191142

Les adorateurs du martyre ne nous abandonnent pas pour autant, puisque vers minuit défilent sous les fenêtres mouillées de l’hôtel quelques centaines d’hommes, portant alams géants (des structures de métal surmontées de plumes qui servaient d’oriflammes du chiisme sur les champs de bataille) et poussant une carriole illuminée dont on ne sait si elle transporte une relique de l’Imam ou simplement l’espoir religieux des chiites qui l’emmènent au haram.

Nous y retournerons le lendemain, pour retrouver la même foule animée et concentrée en même temps, les mêmes sacs plastiques de transport des chaussures, dès que l’on foule l’un des multiple tapis des salles de prière, les morghs de terre cuite de Kerbala, placés devant les fronts des orants qui se rapprochent ainsi d’un autre lieu saint. Et le même sauna portatif… Près de partir, nous découvrons que les fontaines qui servent à se rafraîchir une fois l’iftar passé, ont été entourées de rideau en journée, afin que ceux qui le souhaitent puisse quand même boire à l’abri des regards. C’est cool le chiisme.

20220423_13084620220423_12433320220423_125142

Cette plongée intense dans l’âme chiite restera sans doute comme l’expérience la plus originale de nos premiers déplacements en Iran. Nous nous sommes souvent demandé à quoi ressemble l’atmosphère de la Mecque : cette visite nous en donne sans aucun doute un aperçu, la rigueur en moins. Et c’est plaisant.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité