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Outremonde

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4 novembre 2023

Antigone

  

La pièce s’ouvre sur Créon, débout sur son trône mais appuyé sur sa canne, encadré et protégé par deux soldats lugubres. La scène est minimaliste ; les acteurs vont la peupler de leurs voix retentissantes, de leur gestuelle dynamique et saccadée et de leurs regards tour à tour éperdus de folie ou de tristesse. Antigone se joue à Téhéran et le courage de cette troupe nous a laissé pantois mais émerveillés.

 

Un royaume tyranniqueSe cacher derrière des mensonges : métaphore du Guide Suprême

 

 

Nous sommes le 3 novembre 2023 ; il est 18h00 dans la salle du théâtre Nofel Lo Shato, à quelques pas de l’ambassade de France. Hassan Nasrallah est en train de finir son discours à Beyrouth, qui décevra les épigones de la guerre régionale et du soutien au Hamas : le Hezbollah est déjà en guerre, dit-il. Il peut encore intensifier ses actions ; toutes les options sont sur la table. On comprend bien qu’elles ne sont donc pas ailleurs et que le mouvement chiite libanais a mesuré au trébuchet son soutien à l’action sacrificielle du petit frère sunnite à Gaza. Le Hamas mourra en martyre : Nasrallah leur offre des condoléances respectueuses par avance. 

 

A ce drame palestinien répond la tragédie grecque à laquelle l’ambassadeur et quelques diplomates de l’ambassade de France ont été invités par la troupe. La pièce est une adaptation de l’Antigone de Sophocle ; « elle est en persan mais il y aura des sous-titres ». Curieux de voir l’adaptation et encore plus de comprendre comment et pourquoi une troupe locale a décidé de monter une pièce avec des sous-titres en français, nous avons accepté l’invitation.

 

Créon descend de son trône, s’avance sur la scène et lance son texte vers l’audience. Le tyran est en place ; il refuse l’enterrement de Polynice, le frère d’Antigone, et la tragédie avance, fracassante. Du moins, c’est ce que je perçois, ne comprenant rien du texte scandé en persan et parce que les sous-titres ont pris la forme d’une interprète qui souffle à l’oreille du seul ambassadeur la traduction des textes en direct. 

Créon soliloque

 

La puissance de la situation efface la distance linguistique. J’ai l’impression de comprendre tout ce qui se trame, tant les expressions corporelles des trois acteurs de l’ouverture sont évocatrices. Créon campe l’interdiction, la rigidité des lois jusqu’à l’absurde, l’aveuglement de la raison d’Etat sans raisons. Puis il bascule dans la souffrance quand il comprend que son fils Hémon, amant d’Antigone, se tue d’amour après le sacrifice d’Antigone.

 

Le soldat debout, ou mort ?Le roi explique et ordonneLe roi admire les soldats

 

 

Mais après presqu’une heure de scène, un seul autre personnage est entré. Un homme en habits contemporains, qui ne dit mot, mais tape un texte sur son portable qu’une enceinte récite d’une voix métallique mais féminine : c’est une Antigone vocalisée par l’Intelligene artificielle, désincarnée.

 Anti-AntigoneAider Antigone à se tuer : métaphore d'Hussein pendant Muharram

 

Créon s’interrompt et s’adresse au public. Il présente ses excuses, platement. Il ne comprend pas ce qui s’est passé. Il bafouille ; ses deux cerbères emplissent la scène de la tristesse profonde de leurs regards. 

 

Et l’on comprend alors. Nous venons d’assister à une heure d’Antigone sans Antigone. La jeune femme rebelle est totalement absente du drame dont elle est l’actrice principale. Seul le pouvoir tyrannique est présent. Et seul un homme muet qui utilise une voix artificielle de femme compense l’absence des femmes dans le monde qui est décrit sous nos yeux. 

 DéshumaniséMortifèreLa soldatesque ubuesqueLa soldatesque zombie

 

Créon appelle alors une jeune femme du public. Il la place au centre de la scène. il lui donne un couteau et murmure quelques consignes pour se donner la mort. Elle lève la lame, à deux mains, et la plante dans ses entrailles. Antigone est venue ; Antigone s’est sacrifiée. Antigone n’est plus.

 

Je t'offre ta mortVolontaire à l'assassinatLe pouvoir debout, Antigone à terre 

Pour quiconque vit en Iran depuis l’année dernière, la symbolique de toute cette pièce est limpide. Antigone, c’est Mahsa Amini. Créon est le Guide suprême. Ses décisions sont iniques et on conduit à faire disparaître les femmes de la société. Celles qui restent sont poussées à se tuer, pour faire croire que ce n’est pas le régime qui les a tuées.

 

Créon prend une dernière fois la parole avec ses acteurs à ses côtés. La pièce est dédicacée à Mahsa, Nika, Hadis et toutes celles et ceux qui sont morts pour défendre leur liberté.

 

Le rideau ne tombe pas. Il n’y en a pas. La scène que nous venons de vivre n’est pas séparée de la réalité par un morceau de tissu. Elle est la réalité. 

 

Les comédiens et le jeune metteur en scène de 26 ans nous convient à l’étage, dans le café attenant au théâtre. Dépouillés de leurs maquillages, ils sont enthousiastes et courageux, combatifs et stressés. Nous échangeons avec eux sur leur performance, sur la pièce, sur la censure. 

 

Ils ont reçu les censeurs de l’Ershad (le Ministère de la Guidance) lors de la troisième représentation. Ils avaient un peu modifié celle-ci. Pas de femme qui intervient à la fin sur la scène. Les textes les plus sibyllins sont chuchotés et non scandés. Pas de dédicace finale aux victimes du régime. Les trois censeurs leur disent parfaitement comprendre le sujet de leur pièce. Ils font des remarques sur la canne de Créon qui ressemble trop à la canne du Guide suprême. Mais ils finissent par confirmer ne rien pouvoir leur interdire en l’état. La pièce continue.

 

Avant la première, la troupe avait décidé de ne pas se produire underground. Il leur fallait donc mander les autorisations de jouer dans un théâtre officiel. Lorsqu’ils ont présenté le scénario de leur adaptation d’Antigone, les agents du Ministère de la culture leur expliquent qu’ils ont le droit d’adapter une pièce si l’auteur d’origine leur en donne l’autorisation. Les mêmes agents restent sourds à la remarque que Sophocle est mort il y a 2500 ans. Les théâtreux motivés ne se démontent pas. Ils demandent à Chat GPT de leur écrire une autorisation d’adaptation, « à la manière de Sophocle ». Munis de ce document, ils retournent au Ministère de la culture, dont les agents acceptent le document : la pièce pourra se faire.

 

Dernière surprise de nos discussions. L’actrice qui joue Antigone réapparue n’est pas une artiste. C’est vraiment une femme prise au hasard dans l’audience ; chaque soir une nouvelle Antigone. Les acteurs ont donc joué avec 38 Antigone différentes leur scène finale. Ils se remémorent trois scènes spéciales. 

Le soir où deux autres femmes viennent spontanément danser avec Créon, après la mort d’Antigone. Créon leur laisse finalement la scène quelques minutes, alors que la danse est interdite pour les femmes en Iran. Il n’y a pas de rideau qui tombe pour séparer théâtre et réalité. 

Il y a aussi le soir où l’Antigone volontaire refuse de se tuer. Les deux cerbères l’accompagnent alors sur le trône et c’est elle qui devient la Reine de Thèbes. 

Créon enseigne la mort

 

Et puis enfin le soir ou la volontaire pour jouer Antigone est une jeune femme en tchador. Incrédule d’abord, Créon lui murmure tout de même les consignes pour réussir sa mort théâtrale. La tchadori s’exécute sans ciller. Et elle pleure.

 

Cette troupe, son metteur en scène nous ont époustouflés, autant par leur talent que par la force de leur créativité  et celle de leur courage. Ils s’attendaient chaque soir à voir les agents de l’Ershad débarquer sur scène et les embarquer tous, faux roi et faux cerbères emprisonnés par de vrais tyrans. 

 

Rien de cela n’est arrivé. Ils joueront ce soir la 39ème et dernière représentation de leur Antigone. Ils auront touché environ 6000 spectateurs en Iran. Ils auraient rêvé d’en toucher dix fois plus. Je leur ai dit que des Français seraient aussi touchés.

 

A 1600 km de Gaza, où le tragique l’emporte désormais sur les règles insensées, l’absurdité en son royaume permet encore à des êtres épris de justice de se faufiler dans les interstices administratifs des héritiers de Créon. D’un espace infime, ils font un théâtre magnifique.

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28 juillet 2023

Ya Hossein et les vagues d’alams


A l’heure ou le Bayonnais s’éveille, ouvrant la période de joie pour les festayres dans le Sud-Ouest, le Téhéranais ouvre le bal des alams, en cette période de pleurs dans le monde chiite.

Nous sommes le 28 juillet 2023 (calendrier grégorien), le 5 mordad 1402 (calendrier persan) et le 9 muharram 1445 (calendrier musulman). En Iran, c’est ce mois musulman de muharram qui déclenche les fêtes de l’Achoura. Du 1er au 10 de muharrram, les chiites célèbrent les 10 jours qui ont conduit Hossein à la mort lors de la bataille de Kerbala en 680. Avec 72 hommes, ce fils d’Ali et petit-fils du prophète Mahomet par sa mère Fatima, s’oppose à Yazid, le deuxième calife omeyade, et ses milliers de combattants dans une lutte pour la succession du prophète. 

Celui qui est surnommé le prince des martyrs échoue dans la soif et la souffrance et il meurt décapité le 10 muharram ouvrant ainsi la lignée des chiites (les partisans d’Ali) qui continuent de régner aujourd’hui sur une partie du monde musulman et notamment sur l’Iran.

Et çà, ça se fête carrément. Avec des tazieh (théâtre de rue), des dasteh (processions et chants) et une cérémonie finale au cours de laquelle on brûle une tente, comme les soldats de Yazid ont brûlé les tentes qui abritaient les soldats et familles qui accompagnaient Hossein. 

Tout cela dure dix jours, au cours desquels les représentations montent en intensité dramatique, vers un final tragique connu et célébré comme tel. Hossein a perdu et il est mort et c’est pour cela qu’il est célébré, dans une logique passionnelle que les chrétiens ne réfuteraient pas.

Nous avons assisté à un tazieh, un dasteh avec défilé d’alams et au final crématoire, ce vendredi. On vous raconte cela, pauvres de vous qui ne bénéficiez pas des festivités d’Achoura, dans vos pays de résidence.

 

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Au cours de la semaine, nous tombons à deux pas de chez nous sur un tazieh vers 21h00. Une estrade a été posée dans l’allée qui passe devant la grande salle de spectacle de la ville. Trois ou quatre acteurs en costume d’époque se tournent autour, mimant des combats à coups de sabres courbes et la fuite du perdant. Ce qui compte, ce sont les chants puissants des personnages principaux : Hossein et le général omeyade Shemr. Et les tenues, qui permettent aux spectateurs de bien reconnaître les deux parties en présence : Hossein est toujours vêtu de vert, tandis que les Omeyades arborent des tenues et des plumes de casque rouges. Autrefois, ces acteurs avaient aussi des gestes conventionnels pour aider le spectateur à mieux situer l’action : un acteur qui tournait sur lui-même annonçait un changement de scène ; un acteur qui faisait le tour complet de la scène mimait une longue distance parcourue. 

 

Comme souvent dans les spectacles théâtraux et autres opéras de rue, la démesure est l’étalon de l’émotion. Les Iraniens ne font pas défaut à la règle, à grands renforts de tambours omniprésents et d’amplis puissants, volontairement réglés avec un écho lancinant qui habille les voix fortes des chanteurs et leur fait traverser le temps et l’espace. 

 

9 muharram, 21h00, place Namjoo : nous arrivons sur un petit-rond point du centre de la ville, indiqué par les propriétaires comme the place to be pour voir des alams portés dans la rue. Quelques badauds, tout de noir vêtus comme nous, discutent assis sur les bancs de béton au milieu du rond-point. Hommes, femmes et enfants rejoignent tranquillement. Les plus jeunes avalent une glace à l’italienne achetée au coin de la rue, pour tenter de faire baisser un peu la température. Les scooters déboulent dans tous les  sens et zigzaguent entre les quelques voitures qui ne s’arrêteront pas de passer toute la soirée, dans un chaos d’alternance plus ou moins organisée avec les défilés. Cela nous donnera l’occasion de voir passer la Peugeot du Bassij, caisse surbaissée, calligraphie sur Zeinab et petite plume d’alam sur le toit : collector.

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La séance commence avec un dasteh sinezani, une procession d’hommes qui se frappent la poitrine au rythme du tambour. Deux ou trois jeunes, beaucoup d’anciens et quelques hommes d’âge intermédiaire passent devant nous, tandis qu’un chanteur qui évoque Hossein les accompagne. Le geste synchronisé des mains droites qui viennent doucement frapper le coeur symbolisent la peine qu’ils ont tous en pensant à Hossein et à son sort funeste.

 

Puis viennent d’autres groupes qui défilent, mus par les champs survitaminés que beuglent des amplis montés sur roulette et porteur de projecteurs puissants. Ceux-là portent un martinet dans chaque main et se frappent alternativement l’épaule droite et l’épaule gauche, parfois les deux ensemble. Les lanières sont faites de chaînes métalliques très légères et les coups ne sont pas portés forts. On remarque tout de même que certains fouetteurs portent un keffieh sur les épaules, par-dessus leur t-shirt : ils iront moins vite au paradis, je pense.

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Le clou du spectacle, c’est l’apparition des alams. Ce sont des enseignes de métal sculpté, surmontées de plumes colorées. Les plus simples ont une hampe classique et un seul mât.

 

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20230727_225659Les plus impressionnantes ont jusqu’à dix petits mâts reliés par une grande barre transversale et forment presque une pyramide, qu’un seul porteur doit soulever, voire faire tourner. Sur ces derniers alams, on entend le porteur ahaner sous la charge colossale qui pèse sur ses épaules. Ses pas sont raccourcis, parfois à la limite du tangage. Deux ou trois condisciples l’assistent pour équilibrer l’alam. Et tous les vingt ou trente mètres, le porteur épuisé cède sa place à un nouveau portefaix des emblèmes martyres, tout équipé de son baudrier de cuir. 

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L’atmosphère générale est attentive, mais pas fervente. Tant les acteurs de ces processions de rue que les spectateurs semblent vouloir participer à un moment de souvenir collectif, une mise en scène qui vaut réminiscence d’une identité créée il y a longtemps, mais les porteurs mis à part, personne ne recherche la souffrance. La douleur est dans les chants et dans les esprits, mais pas dans les actes. 

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Le tout reste donc bon enfant et assez peu religieux. Il faut noter qu’au tout début de la République islamique, les mollahs avaient interdit ces fêtes, qu’ils considéraient comme trop païennes. Ils se sont ravisés et exercent désormais un contrôle sur les textes récités et les chants choisis ; d’autre part les politiques conservateurs vantent les valeurs d’Achoura. Pour autant, ce que nous avons vu était bien une fête populaire, où nul mollah n’a pointé le bout de son turban et au milieu de laquelle quelques femmes non voilées se promenaient sans susciter la moindre remarque. 

 

Du folklore, bien plus que du prosélytisme donc. Et entre les rythmes des tambours, les chants répétés et les sonos puissantes, on se sent presque à la maison au passage des bandas lors des férias. Le Ricard en moins mais le thé et la nourriture offerts aux passants en plus.

On remarquera d’ailleurs au passage, parmi les acteurs des défilés, un croisé stylé, un fouetteur Balanciaga et même un futur martyre superman. On est loin de Marg bar Amrika (Mort à l’Amérique)!

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A la mi-journée le lendemain, nous rejoignons la place du 15 Khordad sous un soleil de plomb. Si la veille, la foule était éparse, on comprend à la densité du jour que nous sommes au coeur de la dernière célébration. Les voiles noirs protègent des insolations mais attirent la chaleur et tout le monde attend avec impatience le spectacle annoncé. On sait qu’il se déroulera sur la place, puisqu’en son centre est dressée une tente blanche de 15 mètres de haut.

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Chacun cherche soit de l’ombre, soit une vue. Nous aurons la vue, juste à côté d’un groupe d’Afghans qui a escaladé les murs pour se poser sur les rebords de fenêtre. Certains de nos voisins portent des traces de boue sur le haut du crâne et sur les épaules : ils évoquent les corps morts qui sont tombés sur la terre de Kerbala. C’est de la même terre que sont faits les mohrs, ces petites pièces sur laquelle les orants chiites posent le front en priant. 

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Vers 13h00, un groupe de cavaliers, montés sur pur-sang arabes et vêtus de rouge arrivent aux abords de la place. Ils enserrent des femmes et des enfants vêtus de vert et ligotés : les familles faites prisonnières après la mort d’Hossein.

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Ils tournent autour de la grande tente qui est ensuite incendiée. Elle s’embrase, dégage une forte chaleur et brûle en quelques secondes, envoyant des flammèches vers la foule située à proximité, sans que cela n’émeuve grand monde.

 

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Pendant qu’un jet d’eau s’attache à éteindre les dernières flammes en haut du mât, apparaissent deux groupes d’orants, hommes puis femmes, qui chantent des Ya Hossein et portent des fanions verts à son nom. L’histoire de Kerbala s’arrête là, celle du dolorisme chiite éclot.

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D’un monde à l’autre, il n’y a pas tant que cela. Trois mots et quelques notes de musique suffisent d’ailleurs à dresser un pont entre Sud-Ouest et monde chiite. Pour preuve, je vous invite à fredonner ce refrain, très connu sous le ciel de Téhéran (dont on me dit que l’air ressemble à celui de Pampelune

  

J’irai de Kerbala jusqu’à Mashahd 

J’irai de Najaf jusqu’à Téhéran

Ce sera le plus grand pèlerinage

Des martyrs de tous les temps 

 

14 avril 2023

Le Tadjik, c’est authentique

 

Tojikiston fontostique (les A se prononcent beaucoup O, à la mode russe)

 

La boisson nationale : le thé

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Un bol de Kurutob

 

Avertissement au lecteur : c’est le printemps, Nowrouz en Iran et Navruz au Tadjikistan. Il est possible que les montées de sève dans les tulipes tadjikes et les bouffées d’air pur qui remplacent l’air vicié de l’hiver téhéranais aient influencé ma perception. Je vous prie d’excuser mes possibles délires empathiques, si peu habituels.

 

 

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La longue finale de notre Boeing 737, chargé de 12 passagers pour 180 places (30 au retour), nous permet de survoler des collines dont le vert taché d’ocre ondule à la surface. Peu habitués à autant de chlorophylle, on se shoote au hublot, avant même de débarquer à Dushanbe. C’est que la ville déborde aussi de verdure : larges allées balisées de platanes géants, parcs colorés des tulipes plantées pour Navruz et agrémentés de jeux d’eau dressent une atmosphère de quiétude, que les quelques lourds bâtiments soviétiques qui sont encore présents ne parviennent pas à vraiment troubler. J’avais détesté Tashkent au premier regard ; j’aime beaucoup Douchanbé au premier contact.

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Parc Roudaki

Parc RoudakiStatue d'Ismail Somoni

 

On circule facilement dans cette capitale à l’envergure provinciale, la docilité des conducteurs étant contrôlée presque tous les kilomètres par des policiers zélés qui appliquent la loi avec rigueur, tout en sachant se montrer souples quand surgit un petit billet : ils se remboursent ainsi du prix que leur a couté l’achat de leur charge de policier. C’est la beauté de l’administration soviétique mâtinée de pragmatisme post-soviétique.

 

Les bâtiments officiels, eux, ne déçoivent pas : grands ou larges, visibles de loin, surtout la nuit du fait d’éclairages insistants, ils rappellent à l’homme sa place sur terre. Il y en a trois ou quatre qui se distinguent dans le centre ville et nous reviendrons sans doute les voir dans les jours suivants. Pour le moment, après une courte visite des principaux parcs et de l’immense drapeau de la République du Tadjikistan (plus de 160m de haut pour la hampe tout de même), nous entamons notre séjour par des escapades montagnardes, accompagnées par divers amis qui résident sur place. Notre présence n’est pas sans rapport avec cette incongruité : nous avons plus de connaissances au Tadjikistan que dans la plupart des autres pays du monde. Le séjour était donc avant tout une belle occasion de se retrouver. Il devait aussi se concentrer sur un match de bouzkachi, ce sport équestre, où le cavalier doit ramasser un cadavre de chèvre (au moins 40 kg) et le porter dans l’en-but. Epreuve d’adresse autant que de rudesse, tant pour les hommes que pour les chevaux, il nous faudra trouver une autre occasion de le découvrir, le ramadan ayant scellé le sort de la saison au Tadjikistan.

 LE drapeau tadjik

La première ballade se fera en direction de Romit, petit village situé à 60 km à l’Est de la capitale. Si la ballade est courte, elle donne le ton de la campagne tadjike : de l’eau, des montagnes et des constructions rustiques qu’habitent des Tadjiks modestes et souriants (c’est assez « cliché ambassade », mais c’est notre ressenti ;-)). On découvre aussi que les activités des villageois sont très manuelles : de la cueillette de rhubarbe au transport de bois, nous ne croisons que des villageois et des ânes ; point de mécanisation telle que la vantait la propagande soviétique. Pire, il paraît que plusieurs habitants ont dû réapprendre à faire des semis et des récoltes, le collectivisme ayant retiré ces savoirs basiques des mains de ceux qui n’ont plus de structure pour les nourrir. Si les images que nous prenons sont charmantes, elles sont donc aussi tragiques. 

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Sandrine se fait approcher par de jeunes enfants du village qui échangent avec elle en persan (mélangé de russe = la langue tadjike d’aujourd’hui), la fille la plus hardie lui expliquant adorer la pizza, s’enquérant de savoir si Sandrine est venue en avion (que cette jeune villageoise ne prendra sans doute jamais) et surtout s’ébaubissant devant le vernis argenté des ongles manucurés de cette étrangère. 

 

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On quitte la zone de ballade pour rejoindre le restaurant qui avait été réservé par nos amis la veille, au milieu de ramadan. Pour sûr, il est souple le ramadan au Tadjikistan laïque. On pourrait même dire qu’il est exceptionnel. Si les musulmans constituent le corps principal de la population, les autorités cherchent à limiter leur piété. Nous avons traversé un village dont la mosquée avait été fermée à dessein, pour restreindre l’impact du religieux dans le quotidien. Navruz, fête d’origine zoroastrienne, est célébrée en grande pompe, alors que le ramadan, qui tombe au même moment, se fait discret. Les barbus n’ont pas bonne presse ; cela nous permet au moins de déjeuner tranquillement en bord de rivière de très bonnes truites d’élevage que le patron a choisies devant nous : une par personne. Non merci, celle de 2 kilos nous paraît un peu exagérée pour nos appétits…

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La randonnée suivante s’annonce plus conséquente et plus humide. Deux jours et une nuit dans la zone du lac Iskanderkul et du village de Saritag, dans les monts Fann. Zone de haute montagne qui faisait partie de l’ancienne Sogdiane, cet espace montagneux au Nord-ouest de la capitale nous accueille entre brumes neigeuses et averses éparses. L’eau froide perce nos vêtements de ville, mais n’entame ni notre détermination ni la gaieté du guide tadjik. 

Le lac d'Iskanderkul

Rencontre avec un troupeau de yacks

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Nous admirons ainsi les rives du lac, réputé pour avoir englouti deux mille ans en arrière le cheval Bucéphale que montait Alexandre le Grand. Une souche de bois sculptée et dorée rend hommage au conquérant selon certaines sources ; selon d’autres, elle représente Neptune, protecteur également des eaux douces. Dans les deux cas, il semble que les hommes aspirent aux symboles et fassent fi de la vraisemblance. Pour nous, la statue est celle d’un poulpe doré, qui surveillera notre déjeuner : on a les divinités que l’on mérite. 

20230409_150228Le poulpe doré

Nous écoutons avec respect le tonnerre de la cascade situé en aval du lac. Nous découvrons avec amusement que le président tadjik a deux datchas et trois héliports placés autour du lac. Vu l’état de l’ensemble, le dignitaire, héros qui a stabilisé le pays après la guerre civile et mis sous coupe réglée les administrations et coupes de cheveux des hommes (voir infra), ne doit pas venir souvent tremper ses petits petons dans l’eau émeraude, translucide et glaciale du lac Iskanderkul. Le troisième héliport fait un excellent site de photographie d’ailleurs.

 

Une des datchas présidentielles

Un des héliports

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Cinq kilomètres plus loin, autour de 2400 m, la piste nous conduit au village de Sarytag, où nous passerons la nuit chez l’habitant. Le froid ambiant, que des radiateurs électriques minuscules ne parviennent pas à dissiper, saisit encore nos corps humides quand nos ventres accueillent avec plaisir le repas du soir : poulet et pomme de terres cultivées localement sont très bien cuisinés et suffisamment gras pour reconstituer notre stock de calories. Ils facilitent la prise de sommeil, sous une très épaisse couette (probablement en laine). Sauf pour Sandrine, dont le bout du nez reste froid presque toute la nuit, ce qui est chez elle, comme chez les canidés à la truffe sèche, un signe de grand inconfort.

 

On saute la douche le lendemain, par défaut d’eau, mais on ne saute pas le petit-déjeuner fait notamment de riz au lait. La cuisinière a fait cuire du riz ; elle a ajouté du lait et hop, du riz au lait. Si le goût s’éloigne quelque peu de celui fait par nos mères, la consistance nous assure du carburant pour les heures à venir. C’est le ventre plein que nous quittons la pièce principale de notre logement dont la décoration avait fait l’objet, la veille, de débats contradictoires : les moulures du plafond sont-elles en plastique ou en polystyrène (réponse gagnante de Sandrine : polystyrène) ? Les rideaux nacrés sont-ils jolis ou pas (réponse perdante de Sandrine : jolis) ? Nous étions tous d’accord en revanche pour dire que les 5 centimètres de jour entre la porte d’entrée et le chambranle ne facilitaient pas le travail du mini-radiateur électrique, d’autant que les chaussures et chaussettes mouillées captaient déjà toute son attention.

 

La randonnée du matin restera facile, par la quasi-absence de dénivelé, et soumise seulement à une petite pluie de vingt minutes. Nous profitons donc près de trois heures d’un fond de vallée étonnant, fait de tourbières et de pelouses ornées de crocus jaunes, que surmontent des cyprès, des bouleaux aux troncs parfois brisés par le poids de la neige et des genévriers (ou leurs cousins tadjiks). Des touffes de poils d’ours accrochées sur quelque épineux et une table en bois martyrisée nous rappelle que la zone ne nous appartient pas vraiment. L’atmosphère générale est d’ailleurs un peu inquiétante, entre le soleil qui ne parvient pas à percer les brumes des cimes et les massifs rocheux imposants et lardés de coulées de neige. Seul ce fond de vallée, dont le plat accueille parfois les débordements de la rivière centrale, accepte avec politesse nos foulées timides et les émerveillements répétés du guide, qui s’extasie plus encore que nous sur tel sous-bois ou sur telle arrête enneigée et bleutée. Il faut dire qu’il a un compte Instagram à alimenter le bougre, alors il canarde. La ballade est au global charmante, vivifiante et se termine par un accueil des enfants du village, le visage rond et le regard hardi, à notre retour à Sarytag. 

 

Vue de la chambre

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La chambre au village

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Un repas de plov cuisiné localement plus tard, nous retournons vers Douchanbé, en empruntant le tunnel de la mort. C’est un passage de 2,6 km environ, creusé par les Iraniens, avec lesquels les Tadjiks se sont fâchés avant les finitions. Le tunnel existe donc, mais n’a pas été doté de la moindre extraction d’air et il est éclairé sur une partie seulement. Sa traversée se fait souvent au milieu d’une poussière intense, faite de gaz d’échappements, des poussières portées par les voitures et camions. Les bas-côtés n’ont pas plus d’éclairage et les accidents sont nombreux, d’où son surnom. Nous, on passe crème :-)

 

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A l’entrée de la capitale, une dernière surprise nous attend. Comme il est interdit - sous peine d’amende - de rouler en ville avec une voiture sale, les abords de Douchanbé regorgent de zones de lavage de voiture, version locale. Pour quelques somonis, un vieil homme moustachu décroche son tuyau qui crache sans cesse une grande gerbe d’eau, asperge vite fait la voiture et raccroche le tuyau qui continue d’arroser un sol qui n’a rien demandé. En un kilomètre, nous croisons quatre ou cinq de ces stations de lavage sans produits mais pas écologiques pour autant. Le Tadjikistan se soucie peu de préserver ses ressources d’eau. Il dispose de tant de réserves qu’il alimente, contre monnaie sonnante et trébuchante, son voisin ouzbek qui a lui épuisé ses propres réserves, par la faute d’une mise en culture du coton totalement irrationnelle. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Les Tadjiks ont bien le droit à ces petits plaisirs.

 

 

Le retour en ville se fait par des températures des plus agréables, qui varient entre 25 et 29°C. En manches courtes, à coup de taxis pour 1 ou 2 euros, nous arpentons Douchanbé pendant trois jours, largement ce qu’il faut pour en voir les principales attractions. 

 

On commence par le jardin botanique, presque dépourvu d’indications sur les plantes, mais riche d’arbres superbes et offrant un calme sans égal. On y croise, comme ailleurs des femmes qui balaient le sol : bitume, graviers ou sous-bois, rien n’échappe à leurs longs balais de fagots, dans un mouvement perpétuel qui leur assure sans doute leur pitance. Vêtues de gilets oranges (les jTadjiks respectent donc la préemption française .-)), on retrouve leur consœurs en train de bêcher les ronds-points du centre-ville. Il nous semble que pas un espace n’échappe à ce travail manuel, très encadré, qui veut rendre la ville très présentable et agréable. De notre point de vue, c’est réussi.

 

Le jardin botanique

Le jardin botanique

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On poursuit avec la tour de l’Indépendance, que certains surnomment la Dildo Tower (moi, j’aurais dit un mélange entre la fusée de Tintin et le sceptre d’Ottokar, par pudeur). Elle est totalement « Asie centrale », tant dans son apparence (au goût douteux) que dans sa réalisation (les plaques du sol sont déjà fissurées quelques mois seulement après l’inauguration). Outre le panorama de l’étage supérieur, elle abrite des tableaux et quelques artefacts représentant le savoir-faire tadjik : on vous laisse juger. 

 

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Vue depuis la tour

L’entretien des bâtiments n’est d’ailleurs pas le fort des agents locaux. L’état de la Bibliothèque nationale, présentée comme la première d’Asie centrale en termes d’archives (trois millions de livres, capacité à en gérer dix selon la guide), confirme nos impressions. Carreaux cassés, pièces d’un autre âge, gestion des livres à peine informatisée : on sent que les financements n’ont pas été à la hauteur des ambitions. Notre jeune guide qui est bonne anglophone nous fait découvrir chaque département et détaille la fresque centrale qui se veut un résumé historique du Tadjikistan. Avicenne trônant au centre, je lui demande malicieusement s’il était Tadjik. Elle me répond « bien sûr », un peu interloquée par le côté saugrenu de la question.

 

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Et au milieu trône Avicenne

Presque neuf

C’est qu’au Tadjikistan, pays qui se reconnaît dans ses frontières actuelles depuis 1929, on se cherche des figures nationales pour fédérer la population. Sont ainsi convoqués comme faisant partie du roman national Avicenne (né en Ouzbékistan et mort en Iran ; il a possiblement passé une toute petite partie de sa vie dans la région), mais aussi Ferdowsi (monstre sacré de la littérature persane ; il apparaît en peinture au Musée national tadjik, département historique), Roudaki (poète persan réputé être né et mort entre Samarcande et Boukhara en Ouzbékistan) et surtout Ismail Somoni, grand roi de la dynastie des Samanides (famille issue de l’Afghanistan, mais qui a aussi régné depuis Samarcande sur la zone de l’actuel Tadjikistan…), dont la statue trône en majesté au centre de Douchanbé et à côté duquel l’actuel président, Emomali Rahmon, aime bien être représenté. Bon, acceptons le dernier que les Ouzbeks n’ont pas accaparé (ils lui ont préféré Tamerlan, plus classe et plus connu) ; mais on ne passe pas sur les représentations de navires (phéniciens ou Drakkars?) qui ornent les flancs de la Dildo Tower : là, ça va trop loin…

 

Entre temps, nous sommes passés par la mosquée Haji Yaqoub, le seule que nous ayons pu visiter (la mosquée dite « qatarienne » était fermée). Elle affiche de jolies tonalités bleues, de loin. Quand on se rapproche, on constate le caractère rudimentaire voire grossier des peintures, céramiques et autres raccords. C’est lourd et les choix de couleurs sont des plus discutables. Il est possible que notre séjour iranien nous ait rendu particulièrement exigeants sur la minutie du travail, mais je penche ici pour un croisement entre l’absence de soin constaté ailleurs et le fait qu’il s’agit d’un édifice religieux : les fonds alloués ont probablement été encore moins généreux que pour d’autres monuments ; la restauration effectuée en 2001 n’a, pour le moins, pas eu l’effet escompté.

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Les deux monuments suivants de notre série sont le Musée national et le Musée des antiquités. Si le second présente quelques pièces intéressantes, dont un grand Boudha couché, il souffre d’un cadre très désuet (regardez les supports de polystyrène pour les oeuvres…). C’est le contraire pour le premier : le bâtiment est très récent (les dalles sont déjà très abîmées) mais les collections, à quelques exceptions près sont sans intérêt. Il est rare de trouver une affiche descriptive ; on navigue ainsi entre des oeuvres dont on ne comprend pas ce qu’elles font là, quand on se demande carrément qui a eu l’idée osée de les placer dans le musée. De ce point de vue, le premier niveau est incroyable, qui aligne les poteries (modernes) que Salomé réalisaient beaucoup mieux en deuxième année de poterie aux Lilas. On retrouve plus haut une carte des Samanides qui explique qu’ils ont dominé presque toute la Perse (jamais de la vie), quelques autres tableaux aux couleurs improbables et à la symbolique mystérieuse ou encore ce plateau enluminé et calligraphié (au stylo Bic?), qui nous laisse sans voix. On termine avec une représentation d’une fleur, Eremerus Folia, que j’aurais préféré être une morille, mais ce n’est pas le cas. A défaut de toucher mon coeur, l’artiste aurait pu atteindre mon estomac. Doublement raté.

 

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20230412_141910Jolis supports de présentation

Comme on n’est pas des sagouins, on vous met quand même la photo d'une pièce qui surnage. Profitez bien, c’est une exclusivité !

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Le dernier jour nous permet de faire quelques emplettes. On trouve un joli couteau dans une boutique, au milieu de modèles dont les manches sont des cornes de Marco Polo, ce mouflon endémique et assez rare, très impressionnant. La chasse au Marco Polo est un must que de riches chasseurs du monde entier se paie pour des dizaines de milliers de dollars la pièce, après une réglementation qui a permis de réduire le braconnage et de stabiliser la population à quelques milliers de têtes.

 Couteau à manche de corne

On visite enfin le Chaikhona Navruzi, un ensemble hétéroclite de salles de réception de luxe, cinéma, bowling et kart qui a été construit récemment sur proposition du président, pour que les Tadjiks « se sentent fiers de leur maison de thé » (???). Bâtiment démesuré, c’est le seul endroit du pays où nous trouvons un travail d’artisan de grande qualité : marqueterie au sol, piliers sculptés dans le cèdre (détail répété 10 fois par la guide Barno, aux accents russes et au style soviétique qui « remercie Dieu » d’avoir fait perdre les religieux musulmans dans la guerre civile » sic ! ), peintures et mosaïques fines sont au rendez-vous. C’est juste que, à notre goût, il ne fallait pas tout mettre ensemble dans les mêmes pièces, mais il est vrai que nous ne sommes pas tadjiks : on ne sait pas bien apprécier ce qui est authentique.

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Remarque : j’ai la dent dure pour les apparences trompeuses. Il faut reconnaître que pour un pays découpé au ciseau en 1929 sur une carte à la naissance de l’URSS, il n’est pas aisé de se forger une identité nationale, d’où les expédients utilisés par l’actuel président qui n’hésite pas à payer de sa personne (des dizaines d’ouvrages écrits et d’innombrables photos de lui, toujours d’un pas allant, qui forment l’horizon politique et visuel des Tadjiks). Dans ce contexte, l’ordre laïque imposé et les restrictions de liberté permettent de donner cette vie paisible, au prix d’un musèlement presque total de l’opposition. Le dilemme hobbesien classique entre liberté et sécurité a été clairement tranché par Emomali Rahmon.

 

 

Bonus : des visages, des figures

 

L’Asie centrale a ses marques en termes de mode et le Tadjikistan n’y déroge pas entièrement, mais il a aussi ses propres touches.

Pour les tenues féminines, on trouve très souvent les ensembles pantalon et robe colorés et brodés, (de type suzani) mais dont les couleurs sont généralement plus unies que celles d’autres pays de la région, comme l’Ouzbékistan. Les brillants sont souvent de la partie en revanche et nous avons repéré plusieurs aficionadas du léopard. 

Pour ce qui est des chaussures, on passe d’un extrême - talons aiguilles pour aller faire les courses - à l’autre - sabots en caoutchouc à la campagne ou mules avec chaussettes au restaurant.

Les plus jeunes femmes sont globalement dévoilées. Les autres portent le voile parfois comme un fichu. Certaines l’arborent de façon plus classique pour un pays avec une communauté musulmane. Parmi les femmes mûres, plutôt dans les couches populaires, nombreuses sont celles qui ont doré ou argenté leurs dents : ici, on investit dans la bouche.

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Passons aux tenues masculines : le costume est roi. Il est obligatoire à l’école dès le plus jeune âge, avec foulard type scout ou cravate. Il est d’usage courant au travail. Les Tadjiks portent des costumes de bonne coupe, faits de tissus assez modernes et avec des chaussures également très proches de ce que l’on trouve en Europe : ils ont fière allure. Ils se distinguent clairement de plusieurs pays de la région, où le costume est daté, mal taillé et porté sur des chaussures trop grandes, renforçant le côté artificiel de cet import parfois assez récent.

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En revanche, il est un signe distinctif qui n’est pas vraiment à l’avantage des hommes au Tadjikistan : la coupe de cheveux. Réglementée dans les écoles et universités, elle débouche en masse sur deux types également disgracieux : la coupe Playmobil et le demi-mulet, avec systématiquement une mèche qui doit descendre assez bas sur le front. Du fait d’une capillarité abondante, les résultats sont saisissants et il nous est difficile de dire, malgré de longues discussions, laquelle est la pire.

Le PlaymobilLe demi-mulet

 

 

 

16 décembre 2022

Ne dis pas à maman...

 

…que l’on va m’exécuter.

 

 

C’est par cette supplique que plusieurs enfants de la République islamique tentent de cacher à leurs parents le funeste destin qui les attend à très court terme.

 

C’est une phrase d’enfant lancée par des manifestants qui ont à peine vingt ans et que la corde attend.

 

C’est un espoir qu’à leur malheur, ne viendra pas s’ajouter l’angoisse inextinguible d’une mère qui sait que son fils ou sa fille ne verra bientôt plus le jour se lever et qui ne peut absolument rien y faire.

 

Parce que les tribunaux révolutionnaires en ont décidé ainsi. Ils ont utilisé un article de loi qui permet d’accuser de « crime envers Dieu » / « moharabeh » en persan, quiconque a menacé le République dans son existence. Et c’est la peine de mort qui vient clore le débat. Car il y a débat, entre religieux chiites et également avec les religieux sunnites d’Iran. Quand le Coran dit que seul un assassin peut être condamné à mort, sur la demande expresse de sa famille, la République islamique d’Iran explique que son essence même est aussi sacrée que la vie d’un homme. Ses procureurs peuvent donc se substituer à la famille d’une victime ; mieux encore, ils peuvent décréter qu’il y a eu crime envers Dieu sur la base de faits qui, dans d’autres pays ne sont pas des crimes mais des délits. Ni victime tuée, ni famille plaignante, mais un crime de sacrilège dans un pays qui explique que la liberté d’expression n’est pas une liberté de critiquer d’éminentes figures, telles que les prophètes ou le Guide Suprême. Le blasphème tue.

 

Ainsi a été pendu Mohsen Shekari, 23 ans, le 8 décembre dernier. Il était accusé d’avoir bloqué le passage des voitures dans une rue d’une ville non loin de la capitale et d’avoir blessé au couteau un agent des forces de sécurité pendant les manifestations. J’ai vu son couteau ; il m’a été présenté comme preuve de la dangerosité de l’individu. C’était presqu’un hachoir, tellement la lame était large. Aussi large qu’est étroite l’interprétation de la loi qui affirme qu’une blessure avec un tel couteau mérite la mort comme sanction.

 

Les manifestants ont-ils l’intention de renverser ce régime et de vouer aux gémonies ses mollahs? Oui. Ils le crient tous les soirs avec vigueur depuis les fenêtres de leurs immeubles. Ils l’écrivent sur les murs de la ville, que des employés mal payés viennent nettoyer le lendemain. Ils le souhaitent au plus profond d’eux-mêmes, dans cet espace de désespoir qui les habite : les réformateurs ont échoué quand ils étaient au pouvoir ; les conservateurs viennent de réaffirmer qu’il fallait revenir aux  principes originels de la Révolution islamique ; il ne reste à ces jeunes aucun horizon vers lequel regarder, aucune lueur vers laquelle espérer. Alors ils donnent leur vie pour cette idée de renversement, faute de savoir quoi en faire au quotidien. Mais ils la donnent sans arme autre qu’une lame d’acier un peu large, sans avoir suffisamment de compagnons du désespoir pour transformer en réalité leurs intentions. Ont-ils l’intention de renverser ce régime? Oui. En ont-ils les moyens? Non.

 

Ces vies données, ou plutôt prises, sont-elles perdues pour autant? Pas dans l’imaginaire collectif de la société qui, si elle n’est pas descendue en masse dans les rues, partage très largement les critiques violentes que les plus jeunes ont portées dans l’air sec de Téhéran, ou sur ses murs délabrés. Mais cette majorité a eu peur. Echaudée par les précédentes manifestations, surtout 2009 et 2019, ils ont eu peur de descendre dans la rue car ils avaient gardé le souvenir de ceux qui avaient déjà donné leurs vies. 

 

Ils ont eu peur, mais gardent le souvenir. C’est au moins à cela que serviront les 500 vies qui se sont éteintes depuis la mi-septembre. Et ce souvenir viendra très probablement alimenter un autre mouvement, dans quelques semaines, mois ou années. Car la colère n’a fait que croître au fur et à mesure de l’annonce funèbre des 500 noms, de l’affichage sur les réseaux sociaux de presque 500 visages. Ces morts ont tous un nom, un visage et une histoire connus de toute la population. Ils ne sont pas des soldats inconnus d’une révolte civile. Ils ont été célébrés, pour une bonne partie d’entre eux, 7 jours puis 40 jours après leur mort. Ils seront célébrés un an après leur mort, comme le veut la tradition chiite. 

 

On aurait préféré tout de même que la supplique fût « Dis à maman… que je vais bientôt être libéré ».

 

Ne dis rien à maman

9 juin 2022

Fars et satrapes 17 / Hit the Road, Can*

 * Can (Djan) est le terme courant utilisé en langues persanne et turque (canım) pour dire « mon cher »

 

Le trajet prévu

 

Badaboum, 300 mètres, badaboum, 500 mètres, rebadaboum. 

La voiture  bondit à chaque dos d’âne que je n’aperçois pas. Et vu la quantité astronomique de dos d’ânes posés sur les routes de la province de Gilan, dont une bonne partie non signalés, je fais valdinguer le Tucson de location avec une fréquence élevée qui n’est pas pour plaire à Sandrine.

On se dit que si l’inventeur américain du dos d’âne touchait des droits d’auteur, il serait millionnaire rien qu’avec ce qui a été posé ici. C’est pénible en réalité et nous prive d’une partie du plaisir que le road trip engagé nous promettait. 

La première bonne surprise tient au fait de quitter les zones asséchées de Téhéran ou du centre du pays que nous avons visitées jusqu’à présent. La route bifurque au Nord deux heures après avoir quitté la capitale et descend sans s’arrêter vers les rives de la Caspienne. Et toute la plaine qui précède n’est qu’un immense espace verdi par les rizières, les champs de thé ou tout simplement les forêts. C’est un nouvel Iran qui s’offre à nous à l’abord de la ville de Rasht, un Iran qui a des airs de campagne française ou asiatique, mais qui en tout cas s’est dépouillé de ses poussières et de sa peau d’ocre. Ce shoot de chlorophylle fait vraiment du bien.

Du vert

Un autre vertRizières en Iran

Nous ne passons qu’une nuit à Rasht, ville aux allées larges et bordées d’arbres mais sans autre charme réel que sa très bonne cuisine. Et les trois restaurants de notre temps de passage sont à la hauteur de la réputation de la zone : on retrouve des plats connus à Téhéran, mais mieux cuisinés et plus savoureux.

Poisson blanc de la Caspienne ; délicieux et bourré d'arrêtes

Rasht est aussi appréciée pour sa proximité avec les plages de la Caspienne. Nous faisons donc un tour dans l’une des stations balnéaires du coin, Bandar-e-Anzali. Pour l’atmosphère, il faut aller chercher du côté des congés payés en France en 1936 : populeux et populaire. Pour le décor, il faut aller chercher du côté des parcs d’attractions russes dans les années 2000 : rouillés et brinquebalants. Pour la plage, nous ne connaissons pas d’équivalent à ce sable gris fin et collant et à cette eau presque claire, mais aux tons marrons qui laisse mon entrain là où il était avant d’arriver, dans le coffre de la voiture…

 

Un takht (lit-table) sur la plageUne jeep toute neuve

Les Iraniens adorent néanmoins ce grand espace qui leur permet de jouer dans l’eau peu profonde sans savoir nager et pour certaines, de prendre plaisir avec leur corps, tout en restant dans le cadre général des normes vestimentaires.

Bain oui, mais habillée

Au passage retour, on découvre une petite zone de marais qui a été aménagée vite fait en peignant de couleurs vives les cahutes qui la bordent. C’est toujours pouilleux, mais les couleurs réchauffent cette misère.

La zone de marais

De Rasht à Masouleh, une heure trente de dos d’ânes environs, avec une pause à Fouman, célèbre pour ses Kaloucheh, délicieux biscuits fourrés d’une pâte sucre-cannelle. On adore.  

Le Kaloucheh

On aime aussi Masouleh qui, contrairement à Abyaneh qui lui ressemble, est un village habité et pas trop apprêté pour le tourisme, bien qu’il soit de masse ici. C’est rude pour les mollets et le cou de Sandrine chauffe sous le voile que le soleil cogne fort. Mais le site est vraiment plaisant avec ses toits de maison qui font office de rue ou de zones de jeu.

Masouleh

Les toits-rues

Après cet avant-goût de montagne, on file vers la province d’Azerbaïdjan oriental. La route de montagne est assez mauvaise ; les voitures nombreuses et les dos d’ânes toujours présents. Ce n’est que vers le col à 3000m que nous apprécions la vue. Juste avant de devoir arrêter la voiture à cause du voyant de température moteur. Une inspection rapide nous fait découvrir que le radiateur était vide, ce qui explique que dans le réservoir de secours pour le moteur, l’eau tournait à gros bouillons. L’agence de location alertée ne s’est pas vraiment émue, puisqu’on a réussi à remettre d l’eau et à repartir…

 

Au passage du col

Vue du col

Les contrastes du voyage sont un de ses plaisirs principaux. Les deux cents kilomètres qui suivent cette petite mésaventure sont donc sublimes. Le haut plateau azerbaïdjanais, d’où partent à la fois l’Arborz et les Monts Zagros, nous comble de ses paysages verdoyants, de ses terres colorées et de ses horizons arrondis. C’est le plaisir pur de rouler dans des espaces qui semblent ne pas finir et avoir été dessinés spécialement pour être traversés par des nomades en mal de nature. Un ciel gris vient ajouter un peu de dramaturgie à ce paysage de peinture. Les photos ne rendent malheureusement pas grâce à ce moment délicieux.

 

Le haut plateau azerbaïdjanais

Vers Ardabil

 

Du fait de la panne, nous débarquons à Ardabil moins d’une heure avant la fermeture du site qui abrite le tombeau de Cheikh Safi al Din. Ce mystique soufi chiite, dont la pensée a guidé les pas du premier représentant de la dynastie safavide, Shah Ismaël Ier, réside pour l’éternité dans un écrin de céramiques et de briques. Une averse nous surprend à quelques mètres de l’entrée et nous mange encore quinze minutes sur le temps précieux que nous avons pour visiter le site. Mais la pluie offre des couleurs et des reflets que nous n’aurions pas saisis autrement. Et les Iraniens sont coulants avec les horaires : la visite est donc complète et permet de voir tous les détails du travail superbe qui est réalisé ici.

 

Shah Ismaël

Allah, en écriture coufique

La cour principale de l'ensemble Safi

L'accès au tombeau de SafiLes muqarnas du tombeau

La salle de réception de l'ensemble Safi

Le tombeau de Shah Ismaël

Merci l'orage

Direction Sareyn, une ville thermale pour y passer la nuit, sur suggestion du tour operator. C’est nul. L’hôtel qui se veut étoilé n’aurait pas dépareillé sur la plage de Bandar-e-Anzali. Le resto trouvé nous sert essentiellement des produits non frais. Et le petit-déjeuner suivant ne sera guère mieux. On fuit la zone le lendemain pour atteindre la destination phare de ce road trip : Tabriz.

 

 Tabriz

« La ville n’est ni turque, ni russe, ni persane…elle est un peu tout cela, bien sûr. Mais au fond d’elle-même elle est centre asiatique. »

L’usage du monde, Nicolas Bouvier, 1953

 

Plusieurs aspects de la ville sont saisissants. Tout le monde parle encore azéri en 2022, cette langue turcique qui subsiste en Azerbaïdjan et dans la province de Tabriz, mais qui est également parlée en Asie centrale. Une fois déclamé le Salom iranien en guise de bonjour, il vaut mieux retrouver son vocabulaire turc pour communiquer naturellement avec la population. Si les plus jeunes et le personnel touristique parlent aussi le farsi, il se dit que ce n’est pas le cas des plus anciens, qui ne l’ont jamais adopté.

C’est dans cette province, que les Qadjars voulaient iraniser de force, qu’a eu lieu au début du XXe siècle un soulèvement révolutionnaire qui mena à l’établissement d’une constitution démocratique en Iran. C’était juste avant que le Shah ne s’impose militairement à tous et écrase les constitutionnalistes, dont la mémoire est très célébrée à Tabriz, comme en témoigne la maison de la Constitution qui regorge d’archives. Il faut dire que tout ce qui va contre le temps des Shah a le soutien du régime actuel : cette revivification de la mémoire révolutionnaire a donc bénéficié des fonds de l’Etat.

 

La maison des ConstitutionalistesRévolutionnaires de plusieurs époques

Au-delà, Tabriz se caractérise par son climat sec et son vent qui caresse  en permanence les montagnes rouges qui enserrent la ville. C’est un décor des plus plaisants que nous arpentons deux jours durant, alternant  arts et architecture seljoukides avec la mosquée bleue - surnommée la Turquoise d’islam -, la grande mosquée d’où Shah Ismaël Ier a déclaré le chiisme comme religion d’Etat - et la place de cette religion tient encore plus de six siècles après -, et les sorties hors de la ville. 

Les couloirs extérieurs de la Mosquée bleueCe qui reste de l'entréeMontant latéral de l'entréeUn petit air de la mosquée bleue d'Istanbul

Du bleu

Et un autre bleu

Les arcades de la grande mosquée

Salle de prière principale de la grande mosquée

Quand on part au Nord-est pour 30 kilomètres, on tombe par exemple sur le site des montagnes colorées, un régal. Mais il suffit de passer le périphérique Nord pour accéder à un site d’escalade visiblement apprécié des locaux.

Les montagnes colorées

Seuls au monde

Et au milieu des montagnes, ...

Les montagnes colorées

Les montagnes colorées

Nous sommes par ailleurs presque les seuls étrangers dans la ville. Pour le moins, nous n’avons croisé en deux jours à Tabriz qu’un jeune couple de Québécois et un groupe de Turcs, qui ne font pas vraiment étrangers dans le paysage. On retire de cela un sentiment renforcé de découvrir une zone peu connue du monde.

La maison Hariri

Le salon de la maison Hariri

Tabriz est plaisante ; mais nous avons conscience que la saison y est pour beaucoup. La même ville en hiver prend des airs de petite Sibérie du fait des froids tranchants qui y règnent. Nicolas Bouvier y est resté bloqué huit mois, faute d’avoir pu la franchir avant cette saison, sur la route de l’Afghanistan. Mais ne faut-il pas se réjouir de ce que les événements l’ont amené à rester ici aussi longtemps et à écrire quelques belles lignes :

« On quitte le dur pays de race turque pour les terres millénaires, les paysages ensoleillés du plateau iranien. Excepté cette route souvent fermée par la neige ou par les boues du printemps, et l’autobus vert amande qui met parfois quatre jours pour atteindre Téhéran, rien ne relie la ville au monde extérieur. Dans son berceau de peupliers, de terre fauve et de vent, elle vit pour elle, à part. »

L’usage du monde, Nicolas Bouvier, 1953

 Ab goosh, un plat traditionnel dégusté à TabrizLe Köfte tabrizi

Comment évoquer cette ville sans parler de son bazar, réputé le plus beau d’Iran. On y passera une demi-journée, à admirer les perspectives des arches de briques, les cours ouvertes et les portefaix courbés, les boutiques aussi ordonnées que vides de clients. D’une discussion avec un marchand de tapis un peu édenté mais bon anglophone, on retient que « tous les Iraniens aiment tous les peuples et veulent avoir de bonnes relations avec eux, y compris les Américains et les Israéliens ». Mais que « ce gouvernement gâche tout, même si personne ne les aime, eux ». Et puis dans un dernier sourire et une poignée de main forte et sincère, l’intéressé me demande de saluer Macron de sa part ! Un enthousiasme désespéré ce celui qui vivait bien mais se contente de survivre aujourd’hui : effectivement, sur la demi-heure de conversation, pas un client à l’horizon et ce ne sera pas mieux le reste du temps de notre visite.

Les rues du bazarPorte en céramique dans le bazarToutes les couleurs du monde

Un timcheh (une cour ouverte) dans le bazar

Il faut approvisionner...

Un autre timcheh

Un autre timcheh

Une dernière petite mésaventure, avec le voiture qui ne démarre plus, trois heures de discussion WhatsApp avec le loueur de Téhéran, qui envoie un mécanicien, qui confirme que la voiture ne démarre plus. Et qui finira par envoyer un chauffeur avec une nouvelle voiture qui fait le trajet Téhéran-Tabriz dans la nuit. Mécanique peu fiable, service réactif.

On quitte la ville le jour suivant, après une charmante ballade matinale autour du Lac du peuple (El Goli) autrefois le Lac du Roi (Shah Goli) qui est le paysage signature de Tabriz sur les cartes postales. 

 

Lac El Goli

Toujours des roses, partout

Lac El Goli

 

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23 avril 2022

Fars et satrapes 16 / Mashhad

Bienvenue dans la ville des morts !

 

Week-end à Mashhad, un seul billet pour trois jours ; si vous le finissez, vous aurez sans doute envie de venir visiter la ville des morts est ses alentours.

 

Nous entamons la troisième semaine de Ramadan et le week-end que nous avons choisi pour aller faire un saut à Mashhad est aussi celui des célébrations du martyre de l’Imam Ali.

Déjà que la ville de Mashhad, deuxième du pays en population, est considérée comme la première dans le palmarès des villes tristes selon les Iraniens rencontrés, on se dit qu’on aurait sans doute dû choisir un autre moment et que tous les sites non religieux que nous voulons visiter risquent d’être fermés. Car en Iran, qui dit fête religieuse dit jour férié et magasins fermés.

C’est à ce type de réflexion qu’on voit que nous sommes encore débutants en iranologie…

 

Dès le départ à l’aéroport, nous sommes surpris de voir les cafés et restos ouverts et quelques voyageurs se taper la cloche à l’omelette à la tomate. D’autres boivent un thé. Une femme tient sa bouteille d’eau à la main, juste sous l’un des tissus noirs ornés de lettres jaunes et rouges sur lequel resplendit un Ya Ali (Ô Ali) qui habillent tous les piliers de la salle d’embarquement. 

Dans notre logiciel « Ramadan en pays arabe », rôdé des années durant par nos périples et morceaux de vie, de-ci de-là au Proche et Moyen-Orient, le bug s’installe. Nous avions envisagé de nous cacher aux toilettes pour boire dans notre bouteille d’eau en plastique, ou d’attendre d’être arrivés à l’hôtel à Mashhad dans la chambre, afin de ne pas être les occidentaux qui manquent de respect aux locaux. 

Nos bons sentiments continuent encore de dégouliner que l’hôtesse de l’avion distribue de l’eau à tous les passagers. Ils se dissolvent totalement lorsque nous constatons que la salle du petit-déjeuner de l’hôtel où nous sommes arrivés est pleine à craquer à 10 heures du matin.

Nous sommes à Mashhad, où les silhouettes noires des tchadors invisibilisent les femmes à compter de leur puberté, parfois avant. C’est ramadan et le moment particulier de célébration du martyre d’Ali. Mashhad accueille plus de 20 millions de touristes par an, presque tous venus en pèlerinage au Mausolée de l’Imam Reza, et ils sont là, à s’empiffrer de concombres, tomates, olives et autres desserts sucrés un matin de Ramadan. Alors certes, ils peuvent invoquer la dérogation accordée aux voyageurs qui jeuneront après leur voyage. On dit qu'un long voyage (certains Iraniens nous on dit que 15 km suffisaient...) dispense de jeûner et que les jours non jeunés seront effectués après le voyage. Mais le feront-ils vraiment? Et quid de l'esprit du ramadan, souvent si strict dans les pays sunnites?

Du coup, on fait de même et nos états d’âmes s’évanouissent au fur et à mesure que nos estomacs se remplissent. C’est quand même plus sympa d’être rassasiés quand on veut se fondre dans les coutumes locales.

 

Car il s’agit sans doute de cela : la lutte entre la coutume et le spirituel, ou plutôt le primat des conventions sociales sur le religieux. Ici, comme ailleurs, ce que nous prenons pour des signes d’une religiosité, que nous ne voulons pas troubler, est plus probablement la traduction visuelle de conventions sociales. Certes, le religieux est constitutif de ces conventions, mais il s’inscrit plutôt en fond de tableau avec le temps.

Nous en avons la preuve le lendemain, lorsque nous déjeunons dans le restaurant ouvert du jardin de Ferdowsi et que parmi les clients attablés, donc qui ne jeûnent pas, se trouvent des femmes en tchador noir, tout ce qu’il y a de plus réglo dans la catégorie des tchadors noirs de Mashhad. Si on les avait croisée précédemment au Mausolée de l’Imam Reza, nous les aurions automatiquement cataloguées dans la case des suppôts du régime des Mollahs. Que neni, ça s’enfile du koubideh au mètre et du coca au litre. Le jeûne sera sans doute dans une autre vie et il n’est pas du tout dit qu’elles aient voté Raissi aux dernières élections.

 

Avant de partir, nous avions questionné des amis iraniens : combien d’Iraniens suivent le jeûne? La réponse, non scientifique, tourne au mieux à 10 %. Est-ce que Khomeini, qui jeûne définitivement depuis le 3 juin 1989, se rend compte qu’il a créé un régime révolutionnaire islamique, mais que près de 9 Iraniens sur 10 ne sont ni révolutionnaires, ni islamiques? 

Vous me direz, nous avons une république en France et de moins en moins de républicains. Mais nous ne sommes pas encore à 10%, donc nous sommes légitimes à nous poser la question de la farce iranienne : sont-ils tous en décalage complet avec leur gouvernement, leurs institutions et même leurs valeurs spirituelles?

Fort d’une longue étude de terrain de 8 mois, sans aucun moyen scientifique engagé, je dirais sans hésiter : oui, oui, non.

Les Iraniens sont très massivement opposés à leur gouvernement, qu’ils jugent inefficace, corrompu et non représentatif. Le Président de la république (qui est de Mashhad) a ainsi été élu avec environ 17 millions de voix, selon des chiffres officiels, qui peuvent largement se discuter. Tous les votants mis bout à bout (les vrais convaincus, les obligés car surveillés par leur hiérarchie, les convaincus par les enveloppes, les absents dont les votes ont quand même été comptés dans les urnes, etc.), cela fait dans les 12 à 15 % de la population. Nous ne sommes pas si loin des 10% de ceux qui respectent le jeûne, même si les deux populations ne se recouvrent peut-être pas totalement. Donc oui, pour le décalage entre gouvernement et population.

Ils décrient fortement leurs institutions. Bon, comme l’Iran est un vrai régime autoritaire, on ne peut pas le dire dans la rue, sous peine d’aller direct en prison. Mais rien ne va pour eux : ni les élections, ni les désignations de responsables, ni le fait qu’il y a aussi un Etat dans l’Etat avec les Pasdarans. Une très grande partie des activités économiques sont nationalisées ou sous perfusion de l’Etat et la presque totalité des entreprises iraniennes sont considérées comme étant en situation de faillite. C’est vrai que Donald Trump les a bien aidées à se planter. Mais la structure même et le fonctionnement du pays n’y est pas pour rien non plus. Et ça, les Iraniens le voient bien. Donc oui pour le décalage entre institutions et population.

Mais non, ou à tout le moins un fort bémol, pour le décalage entre religion et population. Ici, le chiisme est un cri qui vient de l’intérieur et c’est peut-être ce qui explique que ce que nous voyons n’est pas le reflet de ce qui se passe. S’il est certain que nombre d’Iraniens n’ont que faire d’aller remplir les mosquées ou bien, nous venons de le voir, de purger leur corps dans le jeûne, cela ne signifie pas qu’ils ne se sentent pas chiites et qu’ils ne prient pas Dieu. Mais cela signifie très probablement qu’ils le font depuis chez eux, passent par l’intercession des Saints et que leur vie religieuse est largement dépossédée des rites que leur clergé leur demande pourtant de respecter. Une religion partiellement laïcisée en somme, devenue partie prenante de la vie quotidienne dans les habits (généralement sobres, même quand il y a peu de tchador), dans les paroles (Au revoir se dit : Que Dieu te protège), mais dépouillée des formes classiques que l’Islam promeut : les cinq piliers de l’Islam ne semblent pas revêtir la même importance ici que dans les pays arabes.

 

Alors finalement, notre séjour à Mashhad pourrait avoir été programmé au bon moment…

A Mashhad, on peut voir des mausolées et des tombeaux de célébrités chiites. En dehors de Mashhad, on peut voir des tombeaux de poètes ou d’artistes célèbres. La région toute entière est un vaste cimetière du Père Lachaise, version perse. Avec une différence fondamentale, c’est que les vivants aiment bien venir voir les morts. La ville des morts est donc une ville bien vivante.

 

C’est vrai à Nishapour, première ville où nous nous rendons à 50 km à l’Ouest de Mashhad et qui abrite les sépultures d’Omar Khayyam, Attar et du peintre Kamal-ol Molk.

Le premier est le poète du désespoir et du vin, célèbre dans le monde entier pour ses quatrains. Comme c’était aussi un mathématicien et astronome de renom, son tombeau a été recouvert d’une structure qui rassemble ses différents talents : une coupe renversée, ajourée de façon géométrique et recouverte de certains quatrains calligraphiés. 

Omar KhayyamSon tombeau au bout de l'allée arboréeStructure géométrique tordue

Les rosaces de pierre et de céramique

Le second a rédigé La conférence des oiseaux, vaste épopée mystique de trente oiseaux qui finissent par n’en former qu’un, la Simorgh, qui démontre que la voie de l’amour est en soi (encore un cri qui vient de l’intérieur ; je me demande si Lavilliers n’est pas persan…).

Attâr20220421_140645Le poète mystique et les fleurs

Le troisième artiste est le premier persan a avoir importé les techniques occidentales de peinture. Son tombeau, comme celui des autres s'enlumine du bleu turquoise, que les miniers extraient de la région.

Sépulture de Kamal-ol Molk

Sous les arches de Kamal-ol Molk, le tombeau d'Attâr

Toutes ces sépultures sont systématiquement placées au milieu de parcs qui alternent arbres et fleurs, bruissent des eaux qui les parcourent et respirent bon le farniente méditerranéen. Cette quiétude est un régal et elle n’est jamais triste.

 

C’est vrai à Tus, la patrie du monstre sacré de la littérature et de la langue persanes qu’est Ferdowsi, auteur du Livre des rois. Vu la place majeure qu’occupe l’intéressé dans le coeur des Iraniens, son tombeau se devait d’être à la hauteur. Il l’est puisqu’il reprend les codes architecturaux du Tombeau de Cyrus le grand à Pasargad érigé il y a plus de deux mille ans, et qu’il est bien entendu placé dans un jardin où arbres et fleurs se contemplent, bercés par le clapotis des jets d’eau dans les bassins. 

Sculpture du Livre des RoisLe Shahname illustré de miniatures

Mais comme c’est Ferdowsi, ce jardin est désormais précédé d’un autre jardin d’arrivée, plus grand encore, qui accueille en outre des statues des différents héros de cette épopée historico-mythique nationale qu’il a écrite en vers.

Baston entre héros du Shahname

 

Ferdowsi est clairement l’objet d’un culte en Iran et nous venons de visiter la tombe d’un demi-dieu… Il faut dire que Sandrine compte parmi ses dévotes.

La tombe de FerdowsiSandrine et, accessoirement, la tombe de FerdowsiLa sépultureBG le FerdowsiEncore des bassins

 

Et puis nous finissons par le saint des saints, le haram, le complexe de l’Imam Reza. L’Imam Reza est le huitième imam chiite et le seul qui soit enterré en Iran, à Mashhad, ville dont le nom signifie « lieu où est enterré un martyr ». Tout un programme qui a parlé aux Iraniens, surtout pendant la guerre Iran-Irak, lorsqu’ils étaient interdits de se rendre sur les deux autres lieux saints que sont Najaf et Kerbala en Irak. Mais bien avant cela, le complexe s'était déjà étoffé, chaque dynastie régnante en Iran y apportant sa touche, en ajoutant un bâtiment par-ci et un dôme majestueux par-là.

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L’ensemble comprend aujourd'hui plusieurs mosquées, le sanctuaire lui-même, une dizaine de cours, une bibliothèque, deux musées, etc. En tout, près de 60 ha dédiés au culte de l’Imam Reza. Nous n’avions jamais visité un tel espace religieux, qui plus est lors d’une fête majeure, le martyre de l’Imam Ali. 

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On en sort un peu sonnés, par la dévotion des orants, par la profusion des décors, avec des murs dont les travaux de briques ou de céramique rivalisent de finesse, des plafonds époustouflants pour certains, déstabilisants pour d’autres. C’est donc le complexe religieux le plus vaste que nous ayons visité, mais sans doute aussi le plus beau, pour qui supporte l’opulence. Nous avons parfois fait 100 kilomètres dans nos pérégrinations pour aller découvrir une devanture de mosquée à moitié détruite par les siècles ; nous en observons des dizaines d’un seul coup, toutes plus ciselées les unes que les autres. Cela doit être ça la société de consommation de l’architecture religieuse…

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Nous entrons dans le complexe à l’heure de la prière du soir qui suit l’iftar. Au bas mots deux ou trois dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées, qui dans les cours principales, qui dans les allées secondaires, mais aussi dans les dizaines de salles de prière des mosquées et même dans les grandes salles de sous-sol qui permettent de se protéger de la pluie. Des milliers de silhouettes noires féminines, de tous âges, sont rangées derrière des milliers de costumes gris ou blancs masculins. Un mollah au turban blanc et au manteau beige passe, portant fièrement une belle barbe poivre et sel. Un autre au turban noir, un Seyed donc un descendant du prophète, passe dans l’autre sens, le même air serein accroché en bandoulière de sa noblesse de robe.

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Il y a donc une grande concentration de clercs au m2 pour cette soirée de gala de la martyrologie chiite. La foule, tout aussi impressionnante, est canalisée par des maîtres et maîtresses de cérémonie en tenue d’apparat et armés d’un plumeau vert ou bleu, en guise de matraque douce pour guider ou contraindre les fidèles. Le ballet est remarquablement organisé et on devine les discussions : « Non, ne t’assoies pas ici, tu vas bloquer le passage! Bon d’accord, assieds-toi où tu veux, je voie bien que mon plumeau ne t’effraie pas vraiment… ». Le tournis nous prend et vient s’ajouter à la chaleur étouffante que Sandrine ressent, sous sa triple couche de vêtements : pour la première fois, elle s’est couverte d’un tchador noir. Outre qu’il ne cesse de glisser, il est en synthétique et reproduit remarquablement l’effet K-way que nous avons connu enfants. Bien que la température soit assez douce en ce soir d’avril, au bout de deux heures de sauna portatif pour Sandrine, nous décidons de nous arracher au recueillement festif du haram et rentrons à l’hôtel. 

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Les adorateurs du martyre ne nous abandonnent pas pour autant, puisque vers minuit défilent sous les fenêtres mouillées de l’hôtel quelques centaines d’hommes, portant alams géants (des structures de métal surmontées de plumes qui servaient d’oriflammes du chiisme sur les champs de bataille) et poussant une carriole illuminée dont on ne sait si elle transporte une relique de l’Imam ou simplement l’espoir religieux des chiites qui l’emmènent au haram.

Nous y retournerons le lendemain, pour retrouver la même foule animée et concentrée en même temps, les mêmes sacs plastiques de transport des chaussures, dès que l’on foule l’un des multiple tapis des salles de prière, les morghs de terre cuite de Kerbala, placés devant les fronts des orants qui se rapprochent ainsi d’un autre lieu saint. Et le même sauna portatif… Près de partir, nous découvrons que les fontaines qui servent à se rafraîchir une fois l’iftar passé, ont été entourées de rideau en journée, afin que ceux qui le souhaitent puisse quand même boire à l’abri des regards. C’est cool le chiisme.

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Cette plongée intense dans l’âme chiite restera sans doute comme l’expérience la plus originale de nos premiers déplacements en Iran. Nous nous sommes souvent demandé à quoi ressemble l’atmosphère de la Mecque : cette visite nous en donne sans aucun doute un aperçu, la rigueur en moins. Et c’est plaisant.

 

20 mars 2022

Fars et satrapes 15 / Rouge sur vert, on s'y perd

 

La fin de soirée se déroule dans le même restaurant que le midi. Mais comme le patron est seul et qu’il sous-traite notre commande auprès d’un autre resto, on a le temps de discuter safran et intensité de saveur parmi les crocus de Naïn. En bref, il nous raconte tout sur le pistil.

 

On lui achète quelques boîtes, il nous montre les vidéos dans lesquelles il apparait et insiste sur son safran « organique » (bio en français). Et finalement les plats arrivent et on passe le repas avec lui, les seuls clients annoncés ne devant arriver que vers 23h.

 La pesée du safran

 

Et puis vient la fin du repas, lorsque le patron sort sa petite pochette spéciale, en précisant que c’est pour nous, qui avons acheté du safran, parlé persan et dîné avec lui (donc pas pour les clients lambda…). On y trouve une blague à tabac avec du tabac organique, des filtres et du papier à cigarettes organique. Il entreprend de mélanger son tabac avec quelques pistils de safran de qualité basique et de nous préparer deux bonnes vieilles « roulées », au safran. Il précise que tout cela est très doux et bien sûr, organique, donc non nocif. L’ensemble est effectivement assez doux et laisse un petit goût de safran sur la langue. On aura poussé l’expérience du safran aussi loin que possible.

 Cigarette unique

 

 

On poursuit le lendemain par notre road trip improvisé. Pour autant, on ne manque pas d’objectifs de voyage, Sandrine ayant en stock dans sa tête plusieurs dizaines de sites qu’elle veut visiter en Iran : il y en a donc forcément sur notre route, quelle qu’elle soit.

 

Au programme de ce retour un peu anticipé sur Téhéran, Ardestan et sa très vieille mosquée à 4 eivans (les eivans, ou iwans en arabe, sont ces cours couvertes au sein desquelles l’ombre permet de supporter la chaleur de l’été en Orient). Puis le village très connu d’Abanyeh.

 

La mosquée Jomeh d’Ardestan date d’un peu après celle de Naïn mais se distingue par ses eivans, toujours dans un style très sobre, bien que certaines parties aient accueilli postérieurement des mosaïques bleues. Elle en impose au visiteur, surtout qu’elle est vide (un peu comme toutes les mosquées d’Iran, vendredi mis à part…) lorsque nous y passons.

 Vers la qiblaAvec le minaret, également sobreDeux des quatre eivansLes énormes piliers anciens

L'eivan opposé à la qiblaDétails de sculpture dans la pierre

 

On file ensuite vers le village d’Abanyeh, avec un « changement de milieu ambiant ». Situé dans les monts Zagros, à 2500 m d’altitude, il est entouré de montagnes arides, aux tons variés. Le village lui-même est entièrement recouvert d’un pisé rougi par la terre avoisinante, ce qui lui donne vraiment un cachet spécial. Les habitants arborent aussi des tenues uniques et parlent le pehlevi, soit un ancêtre du persan.

 L'arrivée dans les Monts ZagrosAbyanehAbyaneh encoreUn touriste habillé en localA gauche, le heurtoir des hommes et à droite celui des femmes

Et toujours le thé

 

 

La montagne et le village accueillent aussi les premiers amandiers en fleurs.

Les amandiers cachent des mondes en sourdine

 

Une petite pause thé à Kashan et nous en profitons pour refaire un tour dans le jardin Bagh-e-Fin, toujours aussi agréable.

 

Bagh-e-Fin

Bagh-e-Fin encore

Bagh-e-Fin toujours

 

 

Mais ce qui nous étonne le plus, en fin de journée, sur la route retour de Téhéran, ce sont les verts qui sont apparus dans le paysage et que nous n’avions encore jamais vus dans cette zone depuis notre arrivée. Les champs de blé ont poussé et même les bords de l’autoroute sont recouverts d’un petit duvet d’herbe qui change totalement l’atmosphère du pays. Ce n’est plus une vaste plaine aride, mais une presque prairie qui nous entoure. Cela adoucit le paysage, pas complètement le régime.

Notez les petites fleurs jaunes

Nous ne sommes pas les seuls à apprécier

Un autre Iran

La route se termine facilement, sans le moindre embouteillage jusqu'à la maison, tous les Téhéranais ayant quitté la ville pour aller passer le nouvel an iranien dans leurs familles.

 

 

Nowruz mubarak

Joyeux printemps

Et on espère que Léo va coller une déculottée aux Anglais ce soir avec les Bleuets :-)

 

19 mars 2022

Fars et satrapes 14 / Dehors les Romanos !

 

Nous sommes réveillés à 7h07 par le sifflet harmonieux des deux perroquets gris du Gabon qui habitent la cour centrale de l’hôtel. Le petit-déjeuner avalé, nous prenons le temps de visiter les qanats qui passent sous l’hôtel, comme sous la plupart des maisons aisées de Yazd. Bien que 75 pour cent des qanats soient asséchés aujourd’hui, ces constructions millénaires inventées en Iran (les Arabes ne revendiquent pas la paternité des qanats…) nous émerveillent toujours. Les plus profonds des puits d’aération et d’entretien, le long de qanats qui pouvaient faire des dizaines de kilomètres de long, pointaient à 400m. Aujourd’hui, Yazd est alimentée par l’eau qui arrive d’Ispahan (elle-même en difficulté hydrique) et également par des conduits qui amènent de l’eau désalinisée en provenance du Golfe persique.

 

Le siffleur de 7h07

Vers les qanats20m sous la maison

 

Hosseini arrive à 9h et nous prenons la route de Naïn. Naïn n’est pas dans le Sud de Yazd comme prévu. C’est une ville de la province d’Ispahan, dans laquelle nous avons le droit de séjourner sans autorisation préalable.

 

Car le couperet de la vengeance administrative froide mais exigeante est tombé hier au soir : dehors les Romanos ! Dégagez les bouffeurs de charcutaille! La ville de Yazd ne saurait tolérer que vous souilliez une seconde de plus ses sols irréguliers et que vous arpentiez plus longtemps ses rues pleines de poussière. Vous avez failli dans votre processus administratif. Vous êtes le maillon faible. 

Qu-attendiez-vous donc ? De la mansuétude du MAERII? Alors que la planète entière nous sanctionne depuis 40 ans, que l’Etat sioniste nous attaque depuis aussi longtemps? Alors que nos vaillants Gardiens sont obligés de ferrailler nuit et jour, heureusement portés par la puissance martyrielle d’Hussein et du Mahdi, pour bloquer toutes les manigances américaines? L’arrogance occidentale ne passera pas par le préposé de permanence du MAERII en charge de contrôler l’apposition du tampon dans la case de déplacement des diplomates en goguette. 

 

Donc nous sommes partis vers Naïn. 

Non pas que la ville nous ait fortement attirée, mais je n’ai pas trouvé le moindre hôtel libre à Ispahan, Nowrouz oblige. Ce sera l’occasion de découvrir une petite ville sur la route retour de Téhéran. Hosseini dit tout de suite oui pour nous accompagner, malgré la proximité de Nowrouz.

 

A quelque chose malheur est bon. Nous seulement nous visitons un caranvasérail et une petite forteresse en bord de route mais Naïn recèle quelques belles surprises.

 Caravansérail de la période Qadjar

Les restes de la civilisation

Un excellent restaurant, avec un propriétaire des plus sympas qui est aussi producteur de safran de grande qualité : il y a de fortes chances qu’on y déguste ce soir d’autres plats locaux et que nous repartions avec une ou deux boîtes de pistils de crocus.

 Une soupe locale et les autres entréesLa forteresse en pisé de Naïn

Une vielle ville dont les plus anciens bâtiments datent des époques seljoukide et ilkhanide. En particulier pour la mosquée Jomeh, une des plus anciennes d’Iran qui se distingue par un style très épuré, mais un travail élaboré sur le stuc, rarement vu ailleurs. Et aussi des salles de prière souterraines pour honorer Dieu malgré les chaleurs d’été.

La mosquée JomehLes salles de prière souterraines


Détail de stuc du XIème siècle

Une maison safavide reconvertie en musée où nous trouvons aussi des décors muraux d’une très grande finesse.

 Maison safavide

Iwan dans la maison safavideDétail de l'Iwan

Et surtout une atmosphère de petite ville charmante, avec ses ruelles pavées et ses places ombragées, ses habitants particulièrement souriants et chaleureux. Il faut dire que le persan de Sandrine fait fureur et surprend toujours positivement les Iraniens, qui se plient en quatre ensuite pour nous présenter leurs monuments sous le meilleur jour. 

 

La place de la mosquée

Ainsi de Mahmoud, qui faisait ses ablutions là où buvait un chien… qui se révèle être photographe, parlant anglais et arabe parfaitement et français plutôt bien pour quelqu’un qui a appris en ligne pendant le Covid et qui est aussi guide touristique. Après une prière aussi rapide que ses ablutions furent sommaires, il nous fera faire le tour de la mosquée, pour 5 euros largement mérités. Ainsi de ce vieux maître tisseur dont le visage s’illumine quand on lui dit qu’on est Français et de chez qui nous repartons avec un kilim superbe pour 15 euros.

 Le maître des kilims

Bref, on a perdu une occasion de se faire discrets à Yazd, mais on a gagné les plaisirs des chemins de traverse.

 

18 mars 2022

Fars et satrapes 13 / De roc et de boue

La journée suivante se déroule au Nord de Yazd. Hosseini, un chauffeur sympathique et bon anglophone nous récupère devant l’hôtel et nous emmène à Kharaneq, découvrir une vieille ville abandonnée construite uniquement en pisé. Nous déambulons à travers les éboulis et sous les voûtes ombragées et faisons une pause face à la vallée toute proche, déjà verdie par les quelques cultures qui en tapissent le fond. A mi-chemin entre la planète Tataouine de Star wars et les villages fantômes du Far west, Kharaneq est séduisante dans son dénuement et ses éboulements.

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On reprend la route pour rejoindre un site très connu des Zoroastriens, Chak Chak, où une princesse zoroastrienne, fuyant les envahisseurs arabes « pour préserver sa virginité » aurait trouvé refuge au sein de la montagne, qui se serait ouverte pour elle et refermé sur les poursuivants. Une petite grotte commémore le miracle et des familles se succèdent pour y prier ou recueillir un peu de l’eau qui continue de couler, comme les larmes de la princesse, chaque goutte bruissant d’un « tchak » qui donne son nom au site. Le guide nous confirme que les familles parlent zoroastrien ; certaines femmes ont quitté leur voile.  Hosseini commente, avec une pointe de regret dans la voix, que les Zoroastriens ont le droit de boire du vin pendant les 5 jours que durent le pèlerinage annuel : les autorité les laissent faire depuis toujours, même sous le régime de la Révolution islamique. On voit qu’il se rêve, au moins cinq jours par an, en zoroastrien.

 

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Un nouveau paysage martien, fait de roc et de poussière, se déploie devant nos roues et nous rejoignons le ville de Meybod, dont nous n’avions jamais entendu parler auparavant. Nous avions tort de nous pas nous y être intéressés : une forteresse toute de pisé, un caravansérail sympathique et surtout une maison de la glace, de 400 ans, véritable réfrigérateur géant dans lequel les anciens stockaient la glace recueillie en hiver sur le dessus des bassins attenants et parvenaient à la conserver ainsi jusqu’au plus chaud de l’été. Ingénieux et architecturalement très réussi, le puits de froid est superbe. Notre tour se complète par la visite du « plus beau pigeonnier ever ». Il n’est plus en activité, mais permettait d’abriter près de 4000 pigeons et de recueillir leurs plumes et leurs fientes qui servait de fertilisant. L’ensemble de Meybod est particulièrement écolo dans son approche : des produits naturels, comme la boue et la paille, et des techniques de préservation ont servi des siècles durant la vie des milliers d’habitants de la ville.

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Nous découvrons d’autres aspects, plus modernes, au passage. A côté du pigeonnier, le thé nous est servi dans une petite cabane surélevée, nommée Kolbe, au sol couvert d’un tapis moelleux. Le coin est charmant et Hosseini nous explique que les jeunes gens peuvent venir y passer des soirées, réchauffés par le chauffage et aussi sans doute par la possibilité de tirer un rideau qui les mets à l’abri des regards extérieurs. Là encore, les Gardiens ne trouvent pas grand chose à y redire…

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Au caravansérail, on tombe sur un type de tissage local qui permet de faire des tapis « zilou », les tapis authentiques de Meybod. Quand nous avons vu le panneau de la ville qui revendiquait fièrement la paternité de cet ouvrage sublime un peu plus tôt, nous avons presque ricané. Mais une fois devant le tisseur ridé, qui s’esclaffe à chaque fois qu’il donne la traduction d’un mot ou d’un chiffre en arabe, anglais et plus approximativement italien ou français, l’importance du tapis nous apparaît plus clairement : une vie de labeur à croiser des fils de coton pour participer à cette fierté de la ville. Nous prenons un zilou bleu avec des motifs de cyprès. Ces couleurs et le motif se marieront parfaitement avec la vue sur la rade de Bastia…

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De retour à l’hôtel, l’hôtesse d’accueil me demande de venir à l’entrée : un policier me demande. La quarantaine, souriant et affable, mais déterminé, il m’explique que je n’ai pas fait de demande pour venir à Yazd et qu’en conséquence, nous devons quitter la ville demain matin à 9h. Après vérification, je me rends compte que j’ai effectivement oublié de faire la demande, pris par le travail. Je tente de négocier une circulation limitée à la ville pour les deux jours à venir. Toujours aussi amène et déterminé, il me réponds qu’à défaut d’une autorisation arrivée dans les douze heures, ce sera un retour direct à Téhéran. Il consent à ce que nous quittions l’hôtel pour dîner, ce qui nous permet de faire des achats de pâtisseries locales très réputées, de constater que Yazd l’endormie est devenue Yazd la festive, en cette soirée d’anniversaire de l’Imam Mahdi.

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Entre temps, je lance un démarcheur de l’ambassade sur l’affaire de l’autorisation et il parvient à faire une demande auprès de la permanence du Ministère des Affaires étrangères. On se couche dans l’attente d’une réponse, ne sachant pas s’il faudra faire les bagages le lendemain matin ou pas.

18 mars 2022

Fars et satrapes 12 / Yazd l'endormie

Posée sur les latitudes et longitudes du centre iranien, mais économiquement située dans la zone la moins développée du pays, Yazd est une ville d’autrefois. 

 

 

Carrefour majeur des routes caravanières, point de passage salvateur entre le désert du Lut au Sud et le désert du Kavir au Nord, Yazd a accueilli de nombreux voyageurs poussiéreux et assoiffés, les cheveux encrassés par les vents de sables, venus chercher de l’eau fraîchement descendue des montagnes alentours et de quoi y échanger leurs marchandises. Marco Polo a fait le détour par cette ville qui borde le flanc Sud des routes de la soie. Seuls les Mongols et Tamerlan ont évité d’y envoyer leurs armées, ce qui lui a évité d’être détruite, comme tant d’autres villes iraniennes.

 

Vue d’avion à travers les brumes, à notre arrivée vers midi, la ville est unicolore et plate. On distingue nombre de formes carrée et creuses, ocres ou grises, selon qu’il s’agit de maisons de la nouvelle ville ou de l’ancienne. A peine une dizaine d’immeubles, non finis, qui dépassent du reste du bâti ; la ville d’1,5 millions d’habitants s’étend sur près de 25 kilomètres de long. Son apparence correspond à l’idée que l’on peut se faire d’une ville au passé poussiéreux. Le présent semble être à l’avenant.

 

Pas de taxi à l’aéroport ; il nous faut attendre un quart d’heure pour en obtenir un. Un hôtel que je trouve défraîchi à souhaits ; c’est le meilleur que j’avais trouvé. Une ville endormie tout l’après-midi ; c’est peut-être parce que nous sommes venus l’avant-veille de Nowrouz, ce nouvel an an iranien…

 

Si nos premières impressions sont pour le moins mitigées, c’est aussi sans doute parce que la journée avait mal débuté. Levés à 4h30 pour aller prendre l’avion à l’aéroport de Mehrabad, situé dans Téhéran et affecté aux liaisons intérieures, nous attendrons 4 heures durant, sous le froid de la climatisation, un avion qui sera finalement remplacé pour défaillance technique. Ça rafraîchit tout de suite l’enthousiasme du début des vacances. 

 

C’est donc fatigués, presque éteints, que nous débarquons dans notre hôtel musée, dont l’extravagant propriétaire nous donne, avec sa voix tonitruante, toutes les traductions connues pour nommer ses moustaches fort noires. Il glisse entre « Bigota » et « Moustache » un rire jovial mais un peu forcé : il est mal tombé ; je le classe immédiatement dans la catégorie « à contourner quand on rentre à l’hôtel pour ne pas me forcer à sourire face au pitre ». C’est une catégorie mentale que j’utilise quand je suis en tendance asociale.

 

Notre première déambulation dans la vieille ville est à l’avenant : c’est le début d’après-midi ; le seul restaurant ouvert que nous trouvons est un ancien hamman, sans fenêtres bien sûr et aux tables désuètes. On y avale un kofte yazdi, plutôt bien cuisiné, et nous partons mollement vers la mosquée Jomeh, la grande mosquée de Yazd. 

Bon, il faut reconnaître qu’en termes de mosquées, les anciens savaient y faire. On change tout de suite de point de vue sur la ville quand on découvre les mélanges harmonieux de faïence turquoise et de briques ocres, les muqarnass élégants et les reflets qui nous rappellent tant ceux des majoliques d’Ouzbékistan. 

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Un thé plus loin, on tombe sur le marchand de tapis qu’il nous fallait. Parfait francophone, une boutique immense et très bien agencée, un ton convivial et pas pressant. Il nous endort avec deux thés au safran, nous réveille avec les couleurs lumineuses de ses tapis de soie et nous fait « son prix d’amis » pour un tapis nomade bakhtiari (les motifs floraux et animaliers sont tissés sans modèle), fait à Qom. Sandrine voulait du rouge depuis des années : il est bleu. Ils sont forts ces bazaris iraniens.

 

On finit la journée sur les toits de la ville, à apprécier l’absence de bâtiments hauts, exceptées les tours à vent qui auraient été inventées dans la région, avant de se retrouver dans le Golfe : c’est sans doute vrai, mais d’une manière générale, les Iraniens ne feront pas la moindre concession culturelle ou historique à leurs voisins arabes…

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PS ; peu de photos, pb de wifi à l'hôtel

 

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