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4 novembre 2023

Antigone

  

La pièce s’ouvre sur Créon, débout sur son trône mais appuyé sur sa canne, encadré et protégé par deux soldats lugubres. La scène est minimaliste ; les acteurs vont la peupler de leurs voix retentissantes, de leur gestuelle dynamique et saccadée et de leurs regards tour à tour éperdus de folie ou de tristesse. Antigone se joue à Téhéran et le courage de cette troupe nous a laissé pantois mais émerveillés.

 

Un royaume tyranniqueSe cacher derrière des mensonges : métaphore du Guide Suprême

 

 

Nous sommes le 3 novembre 2023 ; il est 18h00 dans la salle du théâtre Nofel Lo Shato, à quelques pas de l’ambassade de France. Hassan Nasrallah est en train de finir son discours à Beyrouth, qui décevra les épigones de la guerre régionale et du soutien au Hamas : le Hezbollah est déjà en guerre, dit-il. Il peut encore intensifier ses actions ; toutes les options sont sur la table. On comprend bien qu’elles ne sont donc pas ailleurs et que le mouvement chiite libanais a mesuré au trébuchet son soutien à l’action sacrificielle du petit frère sunnite à Gaza. Le Hamas mourra en martyre : Nasrallah leur offre des condoléances respectueuses par avance. 

 

A ce drame palestinien répond la tragédie grecque à laquelle l’ambassadeur et quelques diplomates de l’ambassade de France ont été invités par la troupe. La pièce est une adaptation de l’Antigone de Sophocle ; « elle est en persan mais il y aura des sous-titres ». Curieux de voir l’adaptation et encore plus de comprendre comment et pourquoi une troupe locale a décidé de monter une pièce avec des sous-titres en français, nous avons accepté l’invitation.

 

Créon descend de son trône, s’avance sur la scène et lance son texte vers l’audience. Le tyran est en place ; il refuse l’enterrement de Polynice, le frère d’Antigone, et la tragédie avance, fracassante. Du moins, c’est ce que je perçois, ne comprenant rien du texte scandé en persan et parce que les sous-titres ont pris la forme d’une interprète qui souffle à l’oreille du seul ambassadeur la traduction des textes en direct. 

Créon soliloque

 

La puissance de la situation efface la distance linguistique. J’ai l’impression de comprendre tout ce qui se trame, tant les expressions corporelles des trois acteurs de l’ouverture sont évocatrices. Créon campe l’interdiction, la rigidité des lois jusqu’à l’absurde, l’aveuglement de la raison d’Etat sans raisons. Puis il bascule dans la souffrance quand il comprend que son fils Hémon, amant d’Antigone, se tue d’amour après le sacrifice d’Antigone.

 

Le soldat debout, ou mort ?Le roi explique et ordonneLe roi admire les soldats

 

 

Mais après presqu’une heure de scène, un seul autre personnage est entré. Un homme en habits contemporains, qui ne dit mot, mais tape un texte sur son portable qu’une enceinte récite d’une voix métallique mais féminine : c’est une Antigone vocalisée par l’Intelligene artificielle, désincarnée.

 Anti-AntigoneAider Antigone à se tuer : métaphore d'Hussein pendant Muharram

 

Créon s’interrompt et s’adresse au public. Il présente ses excuses, platement. Il ne comprend pas ce qui s’est passé. Il bafouille ; ses deux cerbères emplissent la scène de la tristesse profonde de leurs regards. 

 

Et l’on comprend alors. Nous venons d’assister à une heure d’Antigone sans Antigone. La jeune femme rebelle est totalement absente du drame dont elle est l’actrice principale. Seul le pouvoir tyrannique est présent. Et seul un homme muet qui utilise une voix artificielle de femme compense l’absence des femmes dans le monde qui est décrit sous nos yeux. 

 DéshumaniséMortifèreLa soldatesque ubuesqueLa soldatesque zombie

 

Créon appelle alors une jeune femme du public. Il la place au centre de la scène. il lui donne un couteau et murmure quelques consignes pour se donner la mort. Elle lève la lame, à deux mains, et la plante dans ses entrailles. Antigone est venue ; Antigone s’est sacrifiée. Antigone n’est plus.

 

Je t'offre ta mortVolontaire à l'assassinatLe pouvoir debout, Antigone à terre 

Pour quiconque vit en Iran depuis l’année dernière, la symbolique de toute cette pièce est limpide. Antigone, c’est Mahsa Amini. Créon est le Guide suprême. Ses décisions sont iniques et on conduit à faire disparaître les femmes de la société. Celles qui restent sont poussées à se tuer, pour faire croire que ce n’est pas le régime qui les a tuées.

 

Créon prend une dernière fois la parole avec ses acteurs à ses côtés. La pièce est dédicacée à Mahsa, Nika, Hadis et toutes celles et ceux qui sont morts pour défendre leur liberté.

 

Le rideau ne tombe pas. Il n’y en a pas. La scène que nous venons de vivre n’est pas séparée de la réalité par un morceau de tissu. Elle est la réalité. 

 

Les comédiens et le jeune metteur en scène de 26 ans nous convient à l’étage, dans le café attenant au théâtre. Dépouillés de leurs maquillages, ils sont enthousiastes et courageux, combatifs et stressés. Nous échangeons avec eux sur leur performance, sur la pièce, sur la censure. 

 

Ils ont reçu les censeurs de l’Ershad (le Ministère de la Guidance) lors de la troisième représentation. Ils avaient un peu modifié celle-ci. Pas de femme qui intervient à la fin sur la scène. Les textes les plus sibyllins sont chuchotés et non scandés. Pas de dédicace finale aux victimes du régime. Les trois censeurs leur disent parfaitement comprendre le sujet de leur pièce. Ils font des remarques sur la canne de Créon qui ressemble trop à la canne du Guide suprême. Mais ils finissent par confirmer ne rien pouvoir leur interdire en l’état. La pièce continue.

 

Avant la première, la troupe avait décidé de ne pas se produire underground. Il leur fallait donc mander les autorisations de jouer dans un théâtre officiel. Lorsqu’ils ont présenté le scénario de leur adaptation d’Antigone, les agents du Ministère de la culture leur expliquent qu’ils ont le droit d’adapter une pièce si l’auteur d’origine leur en donne l’autorisation. Les mêmes agents restent sourds à la remarque que Sophocle est mort il y a 2500 ans. Les théâtreux motivés ne se démontent pas. Ils demandent à Chat GPT de leur écrire une autorisation d’adaptation, « à la manière de Sophocle ». Munis de ce document, ils retournent au Ministère de la culture, dont les agents acceptent le document : la pièce pourra se faire.

 

Dernière surprise de nos discussions. L’actrice qui joue Antigone réapparue n’est pas une artiste. C’est vraiment une femme prise au hasard dans l’audience ; chaque soir une nouvelle Antigone. Les acteurs ont donc joué avec 38 Antigone différentes leur scène finale. Ils se remémorent trois scènes spéciales. 

Le soir où deux autres femmes viennent spontanément danser avec Créon, après la mort d’Antigone. Créon leur laisse finalement la scène quelques minutes, alors que la danse est interdite pour les femmes en Iran. Il n’y a pas de rideau qui tombe pour séparer théâtre et réalité. 

Il y a aussi le soir où l’Antigone volontaire refuse de se tuer. Les deux cerbères l’accompagnent alors sur le trône et c’est elle qui devient la Reine de Thèbes. 

Créon enseigne la mort

 

Et puis enfin le soir ou la volontaire pour jouer Antigone est une jeune femme en tchador. Incrédule d’abord, Créon lui murmure tout de même les consignes pour réussir sa mort théâtrale. La tchadori s’exécute sans ciller. Et elle pleure.

 

Cette troupe, son metteur en scène nous ont époustouflés, autant par leur talent que par la force de leur créativité  et celle de leur courage. Ils s’attendaient chaque soir à voir les agents de l’Ershad débarquer sur scène et les embarquer tous, faux roi et faux cerbères emprisonnés par de vrais tyrans. 

 

Rien de cela n’est arrivé. Ils joueront ce soir la 39ème et dernière représentation de leur Antigone. Ils auront touché environ 6000 spectateurs en Iran. Ils auraient rêvé d’en toucher dix fois plus. Je leur ai dit que des Français seraient aussi touchés.

 

A 1600 km de Gaza, où le tragique l’emporte désormais sur les règles insensées, l’absurdité en son royaume permet encore à des êtres épris de justice de se faufiler dans les interstices administratifs des héritiers de Créon. D’un espace infime, ils font un théâtre magnifique.

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