Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Outremonde
Archives
Publicité
17 mai 2012

Le goût de la fraise

Le Yémen est un pays dangereux, je ne vous apprend rien. Mais les fonctionnaires que notre beau pays envoie parcourir le monde ont justement vocation à affronter ces dangers, quelles qu'en soient les formes : c'est l'honneur de notre travail que de maintenir flamboyantes les couleurs de la France, même et surtout dans les zones grises, là où les autre ne veulent pas aller, là où le Service nous appelle...

J'ai donc décidé, en ce mercredi de l'An de Grâce 2012, de porter haut les trois couleurs de la France en affrontant l'un des pires dangers qui soient au Yémen : le service de santé local.

Est-ce par compassion pour tous ces braves hommes dont les dents se déchaussent à force de qater? Par tradition personnelle, ayant commencé mes soins dentaires très jeune et ne m'étant jamais vraiment éloigné de ces cabinets si plaisants? Toujours est-il que l'expérience que j'ai choisie est celle de la fraise yéménite.


Face à cette tâche, et n'écoutant que mon courage, j'ai consciencieusement avalé, hier, ma première prémolaire artificielle droite, répertoriée 24 dans le code de la Fédération dentaire internationale, qu'un dentiste quelconque avait certainement bien accrochée il y a quelques années, mais qui n'a pas résisté au riz au lait de Maria, ma cuisinière djiboutienne. Je réfléchis évidemment à une tentative de meurtre organisée par les sbires d'Ismaël Omar Guelleh, mais doute des capacités de leurs services spécialisés à modifier génétiquement le riz rond, d'habitude si tendre.

Une fois passées les angoisses psychosomatiques nées des descriptions faites par mon entourage, telles que "tu ne risques pas de mourir étouffé?" ou "le pivot en métal pourrait te percer l'estomac...", je me décide à ne pas mourir bêtement mais plutôt fièrement après avoir vécu une expérience unique : j'irai à l'hôpital!


Afin de garder un espoir de survie, je choisis le plus côté de Sanaa, le Saudi-German hospital, qui ne tire pas son nom de l'emploi des meilleurs spécialistes teutons ou wahhabites en stomatologie, mais de la provenance des fonds qui ont permis sa construction. Nulle infirmière blonde à forte poitrine ne hante ses couloirs, nul chirurgien spécialisé dans l'implantation d'explosifs dans l'estomac n'opère dans ses blocs : on y croise seulement des Yéménites, pouilleusement habillés et chaussés de mauvaise tongues, dont on ne sait s'il sont patients ou médecins.

J'y arrive à quinze heures trente et découvre un hall marbré quasi-vide : je me dis que les Yéménites fortunés ne sont pas assez nombreux pour s'offrir les services de ce Hilton de la santé, mais en fait l'hôpital est fermé entre treize et seize heures; il faut bien que le personnel médical ait le temps de qater...

Quarante minutes après mon arrivée, un jeune homme débarque au comptoir des admissions et m'annonce dans un français approximatif mais souriant que c'est son premier jour à son poste. 
"Un dentiste? 
Il y a bien le docteur Abdo, mais il est souvent en retard...
Ah, non, le voilà qui arrive! Vous avez de la chance (ben tiens!)! Allez vous installer."

Il faut croire que le docteur Abdo connaît mal le plan de son établissement, car quarante minutes après l'avoir vu arriver à l'hôpital, il n'avait toujours pas rejoint son cabinet à un couloir du hall d'entrée.
Je demande donc à la secrétaire si un autre dentiste ne peut pas s'occuper de moi. La jeune femme me répond en souriant que "bien entendu, il y a le docteur Arwa, vous pouvez y aller".


Je rentre dans le cabinet, dont les normes HSCT divergent sans doute un peu de celles appliquées en France, et m'installe sur la chaise familière, mais dont le système électrique sans doute cassé empêche de l'ajuster correctement. C'est donc le dos cassé et la nuque tordue que je m'allonge. La dentiste de trente ans arrive, me fait ouvrir la bouche et déclare illico qu'il faut un panoramique dentaire. "N'oubliez pas en passant aux admissions de faire changer le nom de votre praticien pour le mien", ajoute-t-elle rapidement avant de quitter le cabinet.

Je retourne donc aux admissions pour profiter de l'aubaine d'avoir une dentiste prête à sauver mon sourire latéral, mais le réceptionniste m'explique que le docteur Abdo étant enfin arrivé, il ne changera pas mon praticien. Je reprends en sens inverse le couloir de ce qui m'apparaît de plus en plus comme un château kafkaïen et retrouve la secrétaire dentaire. Toujours aussi souriante, elle m'annonce que le docteur Abdo vient de prendre un patient... mais que je peux quand même aller le voir si je le souhaite.


Je toque, entre dans le même cabinet pouilleux et découvre le docteur Abdo, petit homme d'une cinquantaine, qui devise dans un arabe sanaani incompréhensible en face de son patient assis sur une chaise. A ma vue, il interrompt ce soin verbal et me propose de me rasseoir sur la chaise des délices. Un examen rapide l'amène à ses premières explications, mais il a sans doute été formé loin de l'université de Birmingham, réputée pour ses cours de stomatologie, car son anglais est aussi sale que son cabinet.

Il me propose alors de passer en espagnol, si je le parle : 
"Eh bien, oui! Mais d'où savez-vous vous même l'espagnol?
C'est parce que j'ai vécu 26 ans à Cuba! C'est même là-bas que j'ai fait mes études dentaires!"

Ne sachant trop si je dois me sentir rassuré par son cursus stomato-marxiste, nous poursuivons la séance. Il m'annonce que le travail est simple : un moignon à poser aujourd'hui, un ajustement samedi et la couronne définitive, dont je pourrai choisir la couleur, lundi. Tout semble aller pour le mieux, mais alors qu'il s'active au milieu de mon champs de ruines buccal, je note que les supports de fraise et autre souffleurs ont du faire la guerre, eux aussi, vu leur état. L'assistante du docteur Abdo, désormais hispanophone prolixe, passe cependant une lingette alcoolisée sur ces embouts douteux : si je meurs, ce sera plus de peur que de l'action de feu les bactéries yéménites. 


L'honneur de la France est sauf. Je l'ai fait.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité